Que la Terre soit plate !
Je ne suis pas platiste. Je ne pense pas que la Terre soit plate. Mais je souhaiterais qu’elle le soit. Pourquoi ? Parce qu’une Terre plate renouvellerait ma vision du monde et de l’infini.
Par ailleurs, si je me fie à mon expérience de bipède, la Terre est plate. Peu m’importe, dans la mesure où cela n’interfère pas avec mes capacités à me mouvoir à sa surface, qu’à une certaine distance elle apparaisse autrement à d’autres.
En 1884 un théologien anglais du nom d’Edwin Abbott Abbott écrivit une allégorie baptisée Flatland : un monde uniformément plat, comme une feuille de papier. Les habitants en étaient des formes géométriques à deux dimensions. Le héros de l’histoire un carré. Mais un carré rêvant de s’élever spirituellement, un carré qui un jour allait grâce à une sphère être initié à la troisième dimension.
Que verrions-nous si nous étions habitants de Flatland et qu’une sphère traversait notre monde ? Nous ne verrions qu’un simple point. Le point de contact de la sphère avec notre monde. Puis un petit cercle, qui progressivement s’agrandirait au fur et à mesure du passage de la sphère jusqu’à atteindre son maximum à son diamètre. Le phénomène se poursuivrait alors en sens inverse avec l’apparition de cercles concentriques se réduisant progressivement jusqu’à un ultime point. Puis plus rien. En résumé, si nous en restions à nos observations physiques, jamais nous ne pourrions concevoir qu’une sphère a traversé notre monde et qu’un point de contact peut devenir un point d’embarquement.
Dans un monde à deux dimensions, non seulement notre perception, mais nos mentalités sont à deux dimensions. Dans un monde à trois dimensions, non seulement la perception, mais les mentalités sont à trois dimensions. Or, notre univers a probablement bien plus que les trois dimensions physiques que nous pouvons lui percevoir.
Un des moments merveilleux de La Montagne magique de Thomas Mann se passe lorsque le personnage principal du roman, Hans Castorp, s’émerveille au début des années 1910 de ce qu’un simple disque phonographique puisse contenir et restituer à loisir toute une symphonie, tout un opéra. Cet étonnement je l’ai eu enfant. Et aujourd’hui encore si j’y repense. Pourquoi ? Parce que si nous y réfléchissons un instant cela est tout simplement impossible. Certes, cela est pourtant. Nous le constatons. Nous pouvons, sans forcément la comprendre, en avoir après coup l’explication scientifique. Il n’empêche, cela est pourtant raisonnablement impossible, comme de très nombreuses autres réalités de notre vie courante.
Derrière le mot science se profile souvent une opération de rationalisation et de contrôle par des prothèses sensorielles manufacturées. Cette science qui nous impose un unique point de vue sur la planète est celle qui parfois viole des sépultures sous prétexte d’archéologie ou d’égyptologie. Cette science a cherché à tuer les Sélénites dont l’existence était pourtant connue depuis l’Antiquité, dont au deuxième siècle déjà parlait Lucien de Samosate dans ses Histoires vraies et qui apparaissaient en 1650 sous la plume de Cyrano de Bergerac dans sa fameuse Histoire comique des États et Empires de la Lune, puis dans le cinéma de Georges Méliès et de Fritz Lang. Des générations d’astronomes puis d’enfants ont pu, de leurs propres yeux, observer depuis la Terre les ruines de leurs grandes cités, mais maintenant que les Sélénites savent qu’ils n’existent pas c’est nous qui sommes plus pauvres de leur non-existence.
Le problème vient, je crois, de notre incapacité à nous représenter l’irreprésentable, au premier rang duquel figure l’infini. Comment dire l’indicible ? Comment raconter l’ineffable ?
La lecture de l’essai La Terre plate, généalogie d’une idée fausse de Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony (2021, Les Belles Lettres éd., Paris) démontre que jamais l’humanité pensa sérieusement que la Terre était plate. Discrédit idéologique lancé sur le Moyen Age et anticléricalisme primaire furent les ferments de cette fausse croyance. Mais pourquoi l’idée séduit-elle pourtant ? Pourquoi la représentation cartographique fantasmée d’une planète dont les bords déboucheraient sur d’insondables abîmes nous fait-elle rêver ?
Qu’en est-il donc, sous cet aspect, des terres de fiction ? Les terres de fiction sont des univers simulés et plats. Voilà peut-être la réponse. À l’image des mondes virtuels, ils nous apparaissent parfois mentalement avec un temps de latence, comme dans Le monde sur le fil, téléfilm de Fassbinder d’après le roman SF Simulacron 3 de Daniel F. Galouye.
Je dois aussi vous dire qu’une Terre plate n’est pas forcément une terre plane. Des sommets et des abysses peuvent y cohabiter. Nonobstant, de notre point de vue, la rotondité de la Terre ne nous est pas visible. Or, comment voir l’invisible ?
Quelle que soit la traduction biblique à laquelle on se réfère le début de la Genèse n’est pas très éclairant. J’aurais aimé y lire : « Dieu dit : “Que la terre soit plate !“. Et la Terre fut plate. » Or, au lieu de cela nous lisons : « Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre. La terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux », comme s’il ne pouvait y avoir de visible que divisible.
Finalement une Terre ronde nous arrange bien. Si nous nous mettons en marche depuis un quelconque point X et que nous avançons toujours devant nous, nous finirons immanquablement par revenir à notre point X de départ. C’est rassurant. Cela rassurerait certainement la créature de la nouvelle Le Terrier de Franz Kafka.
Oui, cela rassure la créature kafkaïenne en nous. Mais, en réalité, quel que soit le réel, la Terre est plate comme une orange.
Lorenzo Soccavo