Céline, Krogold et Moravagine…
Probablement que l’un des phénomènes les plus puissants qui puissent arriver à un auteur ou à un lecteur est que l’invisible passage entre réalité et fiction lui devienne visible en laissant passer dans l’un de ces espaces ce qui est du domaine de l’autre.
Le théoricien de la littérature Gérard Genette abordait les lisières de ce que je nommerais quant à moi cette catastrophe (dans le sens étymologique de renversement, de bouleversement d’un texte ordonné) en 2004 dans son essai titré : Métalepse, car ainsi on la nomme, cette catastrophe, en narratologie.
S’il ne s’agit au départ que d’une forme particulière de permutation du type métonymie ou métaphore, Genette distingue des cas de métalepses du narrateur, et même de l’auteur, c’est-à-dire où l’un ou l’autre passent dans l’histoire. Nonobstant tout se joue pourtant, semble-t-il, toujours à l’intérieur d’une bulle spatio-temporelle fictionnelle.
En quoi l’actualité littéraire de cette année 2023 est-elle là directement concernée ?
Par l’édition des inédits naguère dérobés à Céline.
La Volonté du Roi Krogold, La Légende du Roi René, Guerre, Londres témoignent de cette catastrophe : l’outrepassement pour faire affront à l’impossible, s’y créer un habitat, un abri narratif, une enclave, une écharde d’imaginaire.
Dans Guerre, Ferdinand moribond négocie avec la Mort : « Le Roi Krogold est rentré chez lui. Y a eu des coups de canon à travers la campagne juste comme je disais ça. J’ai pas eu l’air d’entendre. C’était pas vrai que j’ai dit. ». Et dans Londres : « Je les ai vus, qu’elle hurlait Hortense, je les ai vus comme je vous vois ! Elle est hantée la maison ! Elle est hantée ! […] On a vu alors le roi revenir devant nous, mais parfaitement doucement cette fois-ci, avec la princesse à deux pas de côté, et puis une foule d’autres seigneurs et des hommes d’armes et des domestiques. […] Ils furent bientôt si nombreux rassemblés dans la salle qu’ils occupaient toute l’ombre. Il en arrivait cependant encore bien d’autres par la baie vitrée aux mille fenêtres. […] On n’a jamais reparlé de ces choses-là. ». Voilà.
Il s’opère dans cette magie là une conversion de l’immonde du monde pour le rendre plus supportable aux vivants. Chez Céline les effigies médiatrices entre les deux mondes sont des rois, figures aptes à gouverner les moribonds. Le Roi René (re-né), puis le Roi Krogold dont l’étymologie populaire, fausse donc, phonétique mais attractive, donne Croc d’Or. Chez Cendrars l’étymologie populaire de Moravagine est criante.
A la lecture des inédits de Céline j’ai plusieurs fois pensé à Moravagine.
Il s’agit, d’un côté et de l’autre, de faire la part des choses entre les indigènes et les protagonistes, de saisir en soi et de le passer, ce moment où auteur ou lecteur cessent d’être spectateurs pour devenir acteurs.
Cendrars le déclare net dans son Pro domo : « Ni de jour ni de nuit Moravagine ne m’a jamais quitté dans la vie anonyme des tranchées. C’est lui qui m’accompagnait en patrouille et qui m’inspirait des trucs de Peau Rouge pour tendre une embuscade, un piège. Dans les marais de la Somme et durant tout un triste hiver, c’est lui qui me réconfortait en me parlant de sa vie d’aventurier […] Sa présence illuminait ma sombre cagna. […] Il était à côté de moi à l’attaque et c’est peut-être lui qui m’a donné le courage physique et l’énergie et la volonté de me ramasser sur le champ de bataille en Champagne. Je le retrouvai dans mon lit d’hôpital après l’amputation. ». Voilà.
Dans un texte éclairant en appendice à la récente mais tardive édition de La Volonté du Roi Krogold, texte titré : Que faire de la réalité ? – interrogation directe empruntée à une correspondance de Céline – Alban Cerisier trace cette perspective « Où, dit-il, l’on comprend d’emblée que la question de l’hallucination, c’est-à-dire de l’indistinction entre l’imaginaire et la réalité, sera au cœur de la composition en cours. ».
Pour moi ces écrits et les lectures que nous en faisons relèveraient du moribondage si le mot existait. « Car s’il en vient, poursuit Alban Cerisier, dans cette scène du manoir anglais comme précédemment sur le champ de bataille de Guerre, à faire entrer en contact les personnages de la légende avec les personnages de son roman, c’est bien pour affirmer, par le biais de la fiction elle-même, la porosité entre l’imaginaire et la réalité. Cette révélation, qui est aussi émotion vive... ».
Voilà qui me conforte dans mon intuition que les métalepses sont une confrontation avec la Mort par le jeu des contrefaçons que la fiction rend possible. Krogold est ainsi le Moravagine de Céline.
Pourrions-nous alors parfois parler de « métalepsie » (comme nous disons épilepsie), pour désigner de telles expériences narratives qui dépassent le seuil de leurs effets littéraires ?
Lorenzo Soccavo