La folie des glandeurs

L’Aporie d’Ulysse

Une aporie est un obstacle qui entrave le déroulement d’un processus logique.
C’est un grain de sable dans cette mécanique.

Bien sûr, vous vous en doutez, je ne suis pas spécialement mythographe et pour adapter l’Odyssée à notre époque et, disons, la dépoussiérer, j’ai dû y introduire des mots plus proches de nous et de notre 21ème siècle.
Des mots que nous connaissons tous, comme : boomer, wesh, gamer, chelou, Zwonn [1].

Oh, bien entendu, même comme ça, je ne suis pas certain de faire rire avec un sujet aussi dramatique que la séparation.

Alors je vais déjà essayer d’amuser tous mes lecteurs divorcés en avançant une hypothèse hardie :
Si on peut quitter sans regret quelqu’un dont la stupidité ne s’accordait plus avec la nôtre (le cas est assez fréquent), on ne s’attend jamais à rencontrer, dans la réalité banale, la resucée de Un tramway nommé désir construit à Liège ou celle d’une Lady Chatterley [2] de seconde main.

Car nous croyons toujours à l’amour de ceux que nous imaginons nous être destinés.
Alors, allons-y, parlons du divorce d’Ulysse et de Pénélope.

Osons même une approche.
Conscients qu’elle sera imparfaite et probablement incomplète.

  1. Ulysse

Ce n’est vraiment pas très galant, mais tant pis : parlons d’abord du renard [3] qui passe et qui s’égare.

Difficile de se perdre dans le monde antique…
Et pourtant Ulysse s’est perdu.

Il n’y a aucun vent favorable pour ceux qui ne savent pas où ils vont.

En bon Achéen, Ulysse est évidemment du huitième signe et il en a peut-être hérité une part d’exaltation.
(Waow ! Démarrer comme ça permet de récolter un duel à l’aube ou un sold out.)

Ulysse déteste les ménages à trois ; c’est un peu son cheval de bataille.
« Quand trois hommes marchent ensemble, un des trois se retire. Quand un homme marche seul, il trouve son compagnon. »

Fourvoyé au milieu de la Méditerranée, il ne peut pas vivre sa séparation sans se protéger par un barrage mental.
Sans continuer, au jour le jour, une autre vie qu’il voudrait rédemptrice.
Il aimait sa femme.

Croire qu’il désire, à tout prix, retrouver Ithaque [4] et les lieux communs que Pénélope a conservés par devers elle (toutes ces idées démodées qu’il a depuis longtemps dépassées), pourrait être une erreur d’appréciation supplémentaire de la part du poète narrateur.
Homère a tout faux !
Mais des harpies prétendent qu’il picolait.

Le Scorpion aime faire exister, à travers lui, une vision romantique de l’existence.
Dans un divorce (sauf si vous l’emmerdez), vous pourrez, presqu’à coup sûr, garder les petites cuillers.

Nonobstant le fait qu’Ulysse soit réputé pour sa mètis intelligente [5], est-il, pour autant, plus rusé que Pénélope ?

Cela dépendra avant tout de son niveau de faiblesse ; car c’est elle qui, face à la force, détermine la ruse.

Physiquement, Ulysse n’arrive probablement pas à la cheville du guerrier Achille (et je ne parle même pas de son talon), il a simulé la folie pour ne pas partir à la guerre.
Mais il n’est pas pour la cause un freluquet.

Pourquoi ?

Parce que, depuis sa naissance dans un monde archaïque, il a sans cesse été confronté à des rivaux dont le schéma de réussite était le pouvoir et la domination des autres (femmes et hommes confondus).

  1. Pénélope

La recherche féminine de la protection (pour soi-même et pour les enfants) est, même si ça bouscule désagréablement nos convictions M.L.F. le lot de la faiblesse.
On retrouve, (même à notre époque), la permanence de ces bases irréductibles dans n’importe quel bal de village.

C’est profondément injuste, mais il est envisageable que, dans l’univers de L’Odyssée, les femmes qui ne s’attachaient pas un époux capable d’assurer leur défense, étaient peut-être des femmes qui prenaient « ce qu’elles trouvaient » ou « ce qui restait ».
Ou encore (autre hypothèse) des femmes qui cherchaient à imposer leur volonté à un compagnon inoffensif.

Cette prépondérance de la force physique comme ingrédient social primitif, Pénélope s’y frottera pour la première fois avec Antinoos [6] et les autres prétendants.
Car, malgré une violence conjugale potentielle, Ulysse a toujours tenu sa femme en haute estime et l’a respectée bien plus que la plupart des habitants du monde antique.
Pénélope a probablement fait l’erreur de s’en vanter et a humilié (même involontairement) Ulysse devant tous ses congénères.

Devons-nous en conclure qu’elle est particulièrement stupide ?
Je ne pense pas.
Dans bien ces domaines, Pénélope est le fruit de plusieurs milliers d’années de pratique.
Combien plus encore dans celui de la ruse.
Alors qu’Ulysse affronte, de plein fouet, les périls, Pénélope, assaillie par ses prétendants, les subit.
Défaire chaque nuit son ouvrage [7], c’est donc ruser.

Pénélope utilise une feinte, ce qui correspond tout à fait à la position risquée de la femme en Grèce (et ailleurs).

En fin de compte, elle semble être une femme qui a des années de retard à rattraper (sa tapisserie en est le symbole) et qui a pris conscience qu’imposer un devoir ne donne plus la moindre envie de conjuguer.
Antinoos, lui, ne sait pas bander… le vieil arc d’Ulysse.
Cela signifie-t-il que Pénélope, victime des outrages du temps, n’est plus désirable ?
Ou s’agit-il de vaginisme ?
Mais alors comment expliquer sa maternité sans que Pénélope ne rime avec salope ?
Ou bien l’arc vermoulu symbolise-t-il le grand âge d’Ulysse [8], qui invalide l’érection ?
Tout est envisageable.

Qui se ressemble s’assemble et à malin : malin et demi.
On peut dire que, par rapport à la malicieuse force de caractère de Pénélope, Ulysse emploie plus volontiers et paradoxalement une supériorité physique insoutenable.
Ou encore la contrainte de son errance, évidemment volontaire (bien qu’il en fasse porter la responsabilité à Poséidon [9]).

  1. Télémaque

Poséidon symbolise l’appel irrépressible de la mer chez un jeune Grec.
L’appel de l’aventure chez des marins, résolument sans femme et sans enfant.

Oui, mais voilà, Ulysse, lui, a un fils : Télémaque [10].

Instrumentaliser les enfants, s’en servir comme boucs émissaires est un autre schéma constitutif d’Ulysse’s divorce.
Émissaires dans le sens où ils transmettent toutes les paroles de l’adversaire et deviennent les fâcheux intermédiaires qui portent la voix de l’autre jusque dans la maison.
C’est une stratégie qui (ça va sans dire) fait peu de cas du bonheur des enfants.

Paradoxalement, Ulysse a emmagasiné des expériences traumatisantes qui lui ont fait comprendre (sans prétendre vouloir devenir un homme d’affaires) que l’argent ne devra plus handicaper le restant de sa nouvelle vie.

Or, Pénélope retarde délibérément le partage des quatre îles de l’archipel.
Lorsqu’on sait qu’Ithaque [11] et Doulichion produisaient du vin, on comprend beaucoup plus facilement la rancœur tenace de notre exilé.

Pour le psychanalyste sans frontières que je suis, c’est peut-être une façon pour Pénélope d’avoir encore une importance à ses yeux.

Finalement, bien que vieux, Ulysse incarne un instinct d’aventure, de rébellion et d’individualisme qui, d’ordinaire, s’applique à la jeunesse.

Alors que nous lisons son histoire, nous pouvons discerner comment, nous aussi, nous sommes à la recherche de signification, que ce soit dans les énigmes du monde ou dans les abysses de notre propre esprit.

Sans alternative face au naufrage inextricable de son couple, Ulysse méprise de son mieux Pénélope (qui n’est sans doute pas la plus maligne du lot) parce qu’elle porte, en guise de deuil, le masque de la vertu.

« On est toujours trop bon avec les femmes » écrira Queneau en 1947.

Mais observons un terrain où la psychanalyse sans frontières prend également tout son sens :  le venimeux « elle t’aime toujours » rapporté par Télémaque.

Le poison instillé dans le cerveau par cette tactique ralentit (quand il ne paralyse pas) l’enchaînement de décisions dont la promptitude pourrait être importante.

Cette intoxication de la part de l’ennemi (puisque le divorce d’Ulysse est devenu une guerre), en utilisant son propre fils Télémaque, est particulièrement habile (qui a envie d’être un salaud devant ses enfants ?) mais singulièrement impitoyable.

C’est très bien joué.

Culpabiliser les émotions de « l’ex » par la perspective d’un happy end manqué, est une manière de rester très proche.
Cela crée cette fameuse aporie qui rend si malaisée une indifférence qui pourrait se révéler salvatrice.

De même que déclarer : « je n’ai nul besoin de toi » peut constituer les fondations d’une forteresse.
Une manière de s’affirmer « libéré » d’une dépendance voire d’un joug (réel ou imaginaire).

Ulysse, lui, n’en a réellement nul besoin, puisque son temps va être entièrement rempli par le périple de sa nouvelle vie.
Il n’est pas audacieux d’avancer que son véritable ennemi ne sera plus Poséidon mais Mnésis [12].
Car, comme la maladie d’Alzheimer le met cruellement en évidence, nous ne sommes, en fin de compte, qu’une somme de souvenirs et de conditionnements.

Et Ulysse ne se souviendra pas qu’il doit oublier.

Il aimerait tellement pouvoir dire à son ancienne épouse qu’il ne la tuera pas, au motif que le monde est plus intéressant si elle en fait partie.
En fait de retour tardif, le roi d’Ithaque passera, en réalité, des vacances en polymnésie.

— Ulysse est un homme traditionnel, estimera Fritz Lang dans Le mépris [13].
Et même si le scénario est, en fait, de Godard, cette réplique dévoile que notre héros connait parfaitement son milieu de vie et, par conséquent, qu’il ne peut définitivement pas s’y égarer.

Je terminerai en précisant qu’Ulysse apparaît de façon récurrente dans les fragments des « pièces perdues » de Sophocle, ce qui, selon Akiko Kiso [14], est un élément qui plaide en faveur de son éternel protagonisme dans la littérature.

Vous voyez que je suis redevenu marrant.

Et voilà (bon sang, comme le temps passe vite), nous allons nous quitter traditionnellement en musique avec cette très vieille ritournelle française du XVIIIème siècle, signée par Fabre d’Églantine, et remise au goût du jour par Palamède.

Il était une mégère,
Et rouf, et rouf,
Petit patapouf,
Il était une mégère
Qui perdait ses doublons, ron, ron,
Qui perdait ses doublons.

Prochainement sur cet écran : L’éternel détour, une démonstration instructive, portant sur l’art du mouvement et ses modèles.

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Nous sommes toujours en janvier, alors : Bonne et heureuse année à tous !

Georgie de Saint-Maur

[1] Zwonn est un avatar vocalique de : « J’irai bien refaire un tour du côté de chez Zwann », une publicité archiconnue pour des saucisses TV.

[2] Lady Chatterley est l’héroïne d’un roman de Lawrence, paru en 1928 et considéré à cette époque comme obscène : L’amant de Lady Chatterley.

[3] Ulysse (Ὀδυσσεύς en grec) veut dire : le renard.

[4] Ithaque est le royaume d’Ulysse, l’équipage de son bateau disait familièrement « Ta-taque » car les humains aiment user d’un jargon professionnel qui leur donne la sensation d’appartenir à un groupe d’initiés.

[5] Astuce qu’il démontrera, à maintes reprises, dans l’Odyssée ; avec, notamment, l’invention du célèbre « Cheval de Troie ».

[6] Antinoos (prétendant brutal de Pénélope) est le premier à mourir d’une flèche décochée par Ulysse (lui-même fatalement agressif), qui lui transperce la gorge.

[7] Pénélope a conçu une ruse consistant à faire semblant de tisser un voile, en déclarant à ses prétendants qu’elle ne pourra contracter un nouveau mariage avant d’avoir achevé cette tapisserie. Mais elle ne la terminera jamais, car elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour.

[8] Âge forcément vénérable puisque l’Odyssée (c’est-à-dire le long retour d’Ulysse de la guerre contre Troie) représente une période de dix années. À laquelle il faut rajouter la durée du conflit. Dix ans symbolisaient un cycle complet dans l’Antiquité.

[9] Poséidon (Neptune chez les Romains) est une incarnation des forces brutes de la nature.

[10] Vingt ans après le départ d’Ulysse pour la guerre de Troie, Télémaque, devenu un homme, s’efforcera de tenir tête aux cent-quatorze prétendants qui convoitent sa mère et le trône d’Ithaque

[11] L’équipage disait familièrement « Tataque » car les humains aiment user d’un jargon professionnel qui leur donne la sensation d’appartenir à un groupe d’initiés.

[12] Mnésis n’est pas, à proprement parler, une déesse mais plutôt le symbole de la mémoire.

[13] Le Mépris est un film basé sur un roman d’Alberto Moravia, réalisé en 1963 par Jean-Luc Godard. Considéré comme un masterpiece des « films contenant un film », il réunit Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jack Palance et (dans son propre rôle) le cinéaste Fritz Lang.

[14] Akiko Kiso est une chercheuse japonaise spécialisée dans la littérature grecque classique.

Une réflexion sur “L’Aporie d’Ulysse

  • Jean-Luc Dalcq

    L’aporie c’est pas pour rire.
    C’est une peu comme si le tonneau des danaïdes d’un coup se tarissait.
    De quoi en faire dégonfler tout un mythe.

    Sinon, je ne m’inquiète pas trop pour cette mégère de Pénélope, qui lors des premières boums données au gynécée, à l’arrière du temple d’Aphaïa, sur l’île d’Égine, maison de campagne de son père Icarios et de sa daronne Périboéa, faisait passer Ulysse à tapisserie. Comme quoi.

    Oui, oui, durant les longues périodes de « slows », de toute évidence, à l’époque, elle lui préférait un certain Léopold Bloom (me signale-t-on dans l’oreillette). La présence de ce dernier la mettait tout en « joice » et la transportait bien longtemps encore par la pensée ensuite.

    Mais Ulysse était un opiniâtre.

    Et à force de remettre non pas 100 fois mais avec foi son outil à l’ouvrage, la Molly de service (avant l’heure), finit par succomber devant cet ado devenu ce colosse aux muscles de Vulcain et à l’esprit de goupil.

    La vie étant ironique souvent, lors de la longue escapade de son guerrier de mari, la belle passa sont temps à se morfondre à sa tapisserie jour et nuit. On eût dit une veuve noire se traînant lamentablement dans sa toile délétère.

    Et comme on pouvait s’y attendre, pendant ce temps, ce diable d’Ulysse lui faisait des cornes pour une génération de minotaures, avec le concours (entre autres) de l’incandescente Circé.

    Karma?

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