Entretien avec Sol Ferrières
Epopée urbaine pour Arthur Kramm, périlleux périple pour Robust le sauvage, « Deux contes d’aride et de moisi » narrent les pérégrinations de deux loups solitaires et sanguinaires dont la brutalité pourrait bien être la face visible de la violence sourde et policée de la civilisation.
Rencontre avec Sol Ferrières pour la parution de ce nouvel ouvrage le 5 octobre prochain.
BOZON2X : Ton désir d’écrire a-t-il une origine précise ?
Sol Ferrières : Aussi loin que je remonte, c’est le désir de raconter qui chez moi a toujours eu le dessus, et au début c’était par le moyen de la bande dessinée, où les mots et les dessins avaient une égale importance. Mais, à mesure que j’avançais, s’est petit à petit posée la question de la place de l’écriture stricto sensu dans mon travail. Je trouvais que l’écriture, ou du moins le mot, en bande dessinée, était enfermé dans une cage. J’ai assez vite voulu séparer le mot de l’image, et pour cela je me suis débarrassé du phylactère. Les mots sont retournés au blanc de la page, en marge des dessins. J’ai ainsi eu l’impression de redonner, tant à l’image qu’au mot, leur part d’infini. En parallèle, je me suis aussi mis à écrire des textes seuls, sans dessins.
BOZON2X : Écriture et structure narrative sont-elles déterminées par l’univers graphique dont tu es issu ?
Sol Ferrières : Oui, très certainement. Je viens du monde du dessin, du graphisme et de la bande dessinée. J’ai travaillé comme graphiste dans une agence de publicité, et aujourd’hui j’enseigne le dessin. J’ai aussi écrit et dessiné Grand Nord, un roman graphique. Ma vision de l’écriture passe forcément par le filtre de l’impact visuel. Je vis mes histoires d’abord comme des images, comme des films mentaux où l’atmosphère et les actions ont beaucoup d’importance. C’est ainsi que je me suis mis à chercher une forme d’écriture qui corresponde à ma façon de vivre l’histoire que je raconte. Le flux du paragraphe classique ne me correspondait pas, je voulais quelque chose de plus court et de plus direct. Ainsi sont nées ce que j’appelle les phrases-actions, ces mini paragraphes qui campent en quelques mots (parfois un seul) une situation, une pensée, une action, etc. Cela engendre un rythme syncopé, une histoire en engrenage, où la fluidité classique est remplacée par une autre sorte de flux, tout en grumeaux.
BOZON2X : Ces « deux contes d’aride et de moisi » m’évoquent, par certains côtés, le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. J’ai le sentiment que tes deux protagonistes, aussi bien Kramm que Robust, symbolisent le vieux fond refoulé de la civilisation. L’art aurait-il pour vocation d’exprimer cette atavique sauvagerie mise sous cloche ?
Sol Ferrières : Artaud est une de mes influences en ce qui concerne sa vision de la cruauté. Il y a chez lui une volonté de faire du théâtre un lieu où s’installe une cruauté ritualisée, une cruauté esthétisée bien loin de la cruauté crue du cinéma d’horreur par exemple. Je ne dis pas que j’ai voulu faire la même chose, mais cela m’a marqué. Artaud fait aussi le lien avec d’autres cultures, où le rituel et le code ont une prépondérance que notre civilisation occidentale a perdue, sous prétexte de se rapprocher du vrai et du naturel. Barthes fait un sort à cette volonté de naturel si chère à notre culture, notamment littéraire, depuis le XIXème siècle. Il y aurait beaucoup à dire sur cette recherche du naturel, de l’authentique dans l’écriture, qui pour finir n’y arrive pas. C’est en passant par Barthes que j’ai lu L’Etranger, de Camus, que Barthes cite comme exemple de table rase, de retour au degré zéro de l’écriture, afin de tourner le dos au XIXème siècle. J’ignore si j’y suis parvenu, mais oui, moi aussi je suis passé par la table rase. Je ne voulais pas écrire comme Flaubert ni Balzac ni Zola. Je voulais d’une écriture brute, qui aille droit au but. Ce côté brut est peut-être ce que tu appelles l’atavique sauvagerie de la civilisation, et ce n’est pas un hasard si Kramm et Robust sont de vraies brutes. Pour le dire autrement, cette écriture brute est de l’anti-Balzac et de l’anti-Flaubert. Me rapproché-je plus qu’eux de la nature et de l’authentique? La cruauté est peut-être le prix à payer. Mais Kramm et Robust véhiculent aussi une certaine critique sociale. C’est notre monde, et nous-mêmes, qu’ils voient à travers leurs yeux, et ils n’y comprennent rien. Je voulais rajouter que Sade n’était pas un sadique. Si l’art a pour vocation d’exprimer la sauvagerie, je l’ignore, mais une chose est certaine, c’est que, dans la vie, disons réelle, je suis quelqu’un de très doux.
BOZON2X : Quel sens as-tu voulu donner à cette mise en page aussi soignée qu’atypique qui ne laissera pas de surprendre certains lecteurs ?
Sol Ferrières : Comme je le disais, j’ai voulu m’affranchir du paragraphe classique. Autrement dit, j’ai tenté une écriture où pourrait s’épanouir mon propre sens de la durée. Je vois le paragraphe classique comme le modèle d’un certain type de durée. C’est très bien, mais cela ne me convient pas. Si j’écrivais comme ça, je n’aurais rien à raconter, parce que je ne pourrais pas installer ma propre durée. Cette mise en page me permet d’installer une durée, un souffle qui m’est propre, et de dire ce que j’ai à dire, avec le temps qu’il faut pour le dire. Pour utiliser une métaphore, je dirais que mon écriture s’apparente plus à la cascade et au torrent qu’au roman-fleuve.
BOZON2X : Quelles sont tes plus grandes sources d’inspiration ? Littéraires, musicales, visuelles… Et comment influent-elles sur ton imaginaire ?
Sol Ferrières : Qu’on ne se méprenne pas, j’adore Flaubert et Balzac, mais mes plus grandes sources d’inspiration sont certainement Camus, que j’ai cité, ou alors Borges, Vian, Hemingway, dont l’écriture, très visuelle, me fascine, le roman policier (je suis un fan de Maj Sjöwall et Per Wahlöö). Lautréamont, bien entendu, mais encore et surtout Bataille, qui m’a à ce point marqué qu’il y a eu, dans ma vie de lecteur, un avant et un après Bataille. Mais je serais incomplet si je n’évoquais pas la bande dessinée américaine des années quarante et cinquante (Noel Sickles est pour moi un dieu), et surtout la musique classique contemporaine (Giacinto Scelsi, Luc Ferrari, Michaël Lévinas, Wolfgang Mitterer, etc). John Cage, avec une œuvre comme One, m’a appris combien le silence peut être déterminant dans la continuité du sens. Lorsque la touche de piano cède la place à la suivante, il y a un silence qui, parce qu’il laisse le temps à la note précédente de s’évanouir (on entend la résonance du son, qui prend son temps pour disparaître), est riche de sens musical. C’est formidable, et j’ai écrit des poèmes où j’essayais de faire la même chose en littérature: entre les mots, du blanc qui laisse au mot précédent le temps de s’évanouir. Bref, des textes avec autant de vides que de mots. Mes Deux contes, c’est un peu ça aussi…
Deux contes d’aride et de moisi
Sol Ferrières
325 pages
ISBN : 978-2-931067-16-1
18 euros
À paraître le 05/10/2023