Lire et Dé-lire

Impressions à la lecture de Pierre Michon

J’ai entamé la lecture de Les deux Beune de Pierre Michon (j’écris entamé comme entamer un pain, une terrine) après la veille au soir avoir achevé (mené à sa fin naturelle) celle de La peau de Malaparte. Jusqu’alors je n’avais lu de Michon que Les vies minuscules et Les Onze, et rien encore de Malaparte.

Au vent noir du roman de Malaparte la pluie omniprésente chez Michon, puis son brouillard omniscient. D’impondérables éléments passeraient ainsi d’un livre à l’autre au fil des lectures. Des météores comme ceux qui à notre insu influencent nos humeurs. A quoi m’attendais-je ?

Je m’attendais à partir sur une terre de fiction. Pas une terre de fictions au pluriel, d’histoires, ni une terre fictionnelle, fictive. Non. Mais la réinvention linguistique d’un territoire. Ce fut le cas. L’Italie de Malaparte, le Périgord de Michon existent quelque part, ça existe mais ça se déterritorialise puis se reterritorialise différemment, là, dans un texte. Et puis, aussi, il se pourrait que des personnages, à force d’être évoqués par des milliers d’esprits humains, accèdent à un statut d’intelligences fictionnelles les réincarnant en quelque sorte et quelle que soit la volonté des auteurs dans d’autres livres et dans d’autres lectures, si différents et pourtant… Oublieux de leur vie antérieur. Par exemple Yvonne de Galais.

La paréidolie du bandeau de couverture du livre de Michon dans ce qui pourrait être un : « Que voyons-nous dans ce que nous voyons, qu’y lisons-nous ? », exhume (dé-taire) tout ce qui s’écoule de la vulve originelle, la parlante. D’elle suinte de la pierre le bruissement de la langue, donc tout le langage des hommes. Si nous remontons la trame de nos géniteurs et des géniteurs de nos géniteurs et ainsi de suite, nous arrivons à ces lèvres. D’elles, l’écriture draine le potentiel démiurgique de la parole créatrice comme une lourde péniche qui en remonterait le cours et en raclerait le fond. 

En écrivant, en lisant, on sépare et on nomme. On sépare en nommant. On nomme parce que séparé du Tout, tout doit avoir un nom pour continuer d’exister.

Si l’on démonte une montre, on ne démontre rien. Tout simplement nous ne pouvons plus lire l’heure. Ce qui nous lie aux lieux, ce qui lie les lieux à la fiction et réciproquement la fiction aux lieux, car lire et lier sont liés, c’est, dans le temps qui passe, le temps qui ne passe pas. Alors, nous pouvons avoir l’impression, parfois, que les lieux nous regardent, et lorsque nous lisons que nous sommes témoins de ce que nous lisons.

Le hasard fit que le soir même j’entendais à la radio la voix d’Hélène Cixous à propos du Jardin d’essai du Hamma d’Alger : « Je pensais, disait-elle, que c’était un jardin qui essayait aussi les noms, qui s’essayait des noms comme on essayait des espèces. Un jardin totalement de textes, de tentatives de faire pousser des mots avec des mots, de croiser, de faire des hybrides. Je n’ai pas du tout imaginé que c’était un jardin botanique. Ça s’appelle comme ça dans les autres pays. J’ai pensé que c’était un jardin d’esprits et je crois qu’il l’est encore. ». Voilà.

Finalement Les deux Beune et La peau c’est la même histoire. Au fond, il n’y a toujours peut-être qu’une seule et unique histoire, mais toujours différemment contée.

Lorenzo Soccavo

https://editions-verdier.fr/livre/les-deux-beune/

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