Les naufragés perpétuels
Un livre est certainement la meilleure façon de parler sans avoir conscience d’être interrompu.
Mais ce n’est pas du tout le cas d’une chronique littéraire sur un site web.
Les anges gardiens et les mondes invisibles de ma précédente Folie ont fait couler de l’encre.
Certains confrères n’ont pas hésité à me recadrer :
— « La psychanalyse sans frontières (si l’on s’en réfère aux termes avancés lors de sa fondation en 2014) consiste en l’élucidation de certains symptômes.
Cette interprétation est constructivement étayée par le postulat d’un déterminisme psychique.
En aucun cas par des extrapolations mystiques ou carrément border line. »
Et toc !
Bon d’accord.
Alors, puisqu’ils y tiennent, revenons à nos boutons [sic].
Dès la première page de son roman solipsiste Locus solus [1], Roussel prête à son héros, une notoriété dont il est lui-même en recherche.
Pourtant, il ne s’agit pas d’une quête ordinaire de reconnaissance, car Roussel a déjà une très haute opinion de lui-même.
Dans la vie, il n’a pas vraiment besoin de celle des autres.
Ainsi, lorsqu’il nous décrit Martial Canterel, son génial inventeur, peut-être se prend-il lui-même comme modèle, tant le portrait est flatteur.
Et pourtant, paradoxalement, tout le corps médical s’accorde à dire que Roussel présente les symptômes caractéristiques d’un refrattario narcisista.
Cette étrange notion a été introduite pour la première fois dans l’exégèse roussélienne par John Culard [2].
Il a défini les personnes qui la développent comme des « naufragés perpétuels » ou (plus rarement) comme des « prédateurs empathiques ».
Dans le monde animal (et végétal, ne l’oublions pas), la prise de conscience de son prédateur est très importante.
Elle va même jusqu’à dessiner leur visage sur des ailes de papillons.
Elle doit impérativement s’effectuer de façon rapide.
En tout cas, à coup sûr, avant d’être dévoré.
Je pense que tout le monde sera d’accord sur ce point.
Homo homini lupus : notre prédateur est donc un autre humain.
Et, dans certains cas, un naufragé perpétuel.
Le problème c’est que, tout comme les cons, ces « restifs » [3] ne font jamais de pause et ne supportent pas la concurrence.
Ils sont fatalement en rivalité secrète avec tous leurs congénères.
Fondamentalement égoïnomane1, le restif au réel est toujours sur le qui-vive et uniquement préoccupé de conserver sa position victimaire.
Cela ressort de manière scintillante de l’ouvrage Comment j’ai écrit certains de mes livres du même Raymond cité supra.
Bien qu’il ’ne s’agisse pas, à proprement parler, de la confession d’un nihilisme, il appert qu’il ne truste ni n’admire pratiquement personne.
Petites précisions :
– En énonçant cela, je ne veux pas forcément laisser sous-entendre que les êtres humains sont admirables.
– De même que, pour ce qui concerne la rivalité (en dépit de notre possible désapprobation) : tous les êtres vivants sont, de toute manière, en compétition.
Ce n’est donc pas une attitude exceptionnelle, uniquement développée par les naufragés.
Pour des raisons inconnaissables, seules comptent pour eux la capacité à faire naitre en nous une émotion charitable, et la puissance de leur aptitude à susciter l’empathie (ou à la provoquer, ce qui revient au même) vis-à-vis de leur victimisation.
Mais attention !
Dans certains cas particuliers, cette manipulation qu’ils exercent sur les autres s’avère inconsciente.
Ce qui complique sacrément les choses.
Quoi qu’il en soit, on découvre bien vite que les ennuis qui leur arrivent trouvent généralement leur origine dans leur propre attitude.
Dans une volonté irraisonnée de ne pas se soumettre au réel extérieur : factures impayées ; inertie incompréhensible ; retards et sabotages de rendez-vous ; autosuggestion d’arguments de mauvaise foi ; insubordination aveugle…
Admettons qu’il puisse être vrai, qu’avec beaucoup de rigueur, de persévérance (et un plan précis), on puisse tenter de réaliser des projets initialement réputés impossibles.
La dépense d’énergie sera, de toute manière, considérable… phénoménale !
Seul un enfant peut croire qu’il y arrivera, car un enfant ne possède ni la conscience du temps, ni celle de sa mort inéluctable.
Résumons.
On lui a d’abord enseigné le « demain ».
(Avant, il ne savait même pas ce que ça voulait dire.)
Ensuite, à partir de ce « demain » appris par cœur, il prétend poursuivre, de façon plus ou moins conforme à la réalité, un projet qui engloutira tout ce qui sera son futur… tout son à venir [sic].
Immédiatement bancales, ses chances de succès s’amenuiseront au fil de ses échecs.
La plupart du temps, les naufragés n’atteindront même pas le stade du syndrome de Peter Pan.
Je dirai plutôt celui des enfants perdus.
Perdus pour eux-mêmes…
Perdus pour la civilisation (dont je ne suis absolument pas le défenseur, soit dit en passant).
Comme des pharaons entourés d’objets dans leur tombeau, les naufragés perpétuels se rassurent quelquefois par de vaines collections (ou même par de simples entassements).
Des ustensiles dont la multiplication se révèle inutile et qui, pourtant, prolifèrent absurdement.
Des milliers de livres, de disques, de photographies ou de films, par exemple, qui n’auront jamais le temps matériel d’être tous lus, écoutés ou visionnés.
Il est évident que ces personnes n’ont pas spécialement d’amis (au sens noble de l’amitié) ni même de famille, mais plutôt des éternels sauveteurs.
On peut d’ailleurs légitimement se demander si ces derniers sont heureux d’avoir à côtoyer le naufragé que la vie leur a infligé.
À savoir : un individu qui triche continuellement, qui fait des dénis, qui ment ou feint de ne pas se rappeler de détails, pourtant inoubliables.
Car jamais le rétif égoïnomane ne se remet en question.
Il accusera simplement la malchance, le destin ou changera de secouriste.
En imposer un à son entourage, c’est souvent sacrifier la quiétude de ceux qui le constituent.
Et la sienne propre.
Voilà.
Tout ce qui vient d’être brièvement énuméré pourrait nous pousser à classer les naufragés perpétuels parmi les toxiques malveillants.
Or, les méchants doivent obligatoirement être punis, non ?
Sinon l’invention de la morale serait complètement stérile.
Oui, d’accord, mais qui sont vraiment les mauvais ?
Qui peut réellement définir le mal objectif ?
D’aucuns vont exposer les bonnes raisons de leurs actes.
J’ai moi-même trouvé plusieurs fois des excuses à Néron.
Certains d’entre nous voudront croire que la vie punit les naufragés perpétuels en leur envoyant la scoumoune, comme c’est le cas pour François Perrin dans La Chèvre.[4]
C’est possible.
Mais ce n’est pas garanti.
Bon !
À part le marquis de Sade, on n’a pas rigolé beaucoup plus que la fois dernière.
Il va falloir que je fasse un sérieux effort si je veux redevenir drôle.
Euh…. Attendez !
Je me demande si il n’y a pas quelque chose qui cloche dans cette phrase.
En tout cas, nous nous quitterons une fois de plus en musique (car en France, tout finit par des chansons), avec ce couplet Jean-Claude Dussien de Pierre Vassiliu, curieusement en tête du hit-parade de 1973 :
« Je ne suis pas un play-boy, je ne paie pas de mine,
Avec ma grosse moustache et mon long nez de fouine.
Mais je ne sais pas pourquoi quand je souris aux filles,
Elles veulent toujours m’emmener coucher dans leur famille. »
Merci à vous tous de me lire, merci pour vos like, pour vos nombreux messages, vos commentaires et vos abonnements.
Georgie de Saint-Maur
[1] Locus solus est un roman de l’écrivain français Raymond Roussel, paru à compte d’auteur en 1913/1914, chez Alphonse Lemerre à Paris. Le motif littéraire du domaine habité par un scientifique et peuplé d’inventions étranges était déjà présent dans L’Île du docteur Moreau de H.G. Wells dès 1896.
[2] John Culard est un artiste français auquel on attribue (notamment) la paternité du subréalisme [sic], c’est à dire l’ensemble des théories qui laissent le monde visible inchangé.
[3] L’étrange orthographe du mot « rétif » a été sciemment choisie en hommage au Monsieur Nicolas de Restif de la bretonne.
[4] La Chèvre est une comédie réalisée en 1981 par Francis Veber, qui réunit Pierre Richard et Gérard Depardieu.
- Egoïnomane est un néologisme qui ne se rapporte pas du tout un savoir-faire particulier au niveau de l’emploi ou du maniement d’une scie égoïne ↩︎
J’ai sniffé ce texte comme une ligne mais je t’avoue que mon cerveau, après coup n’a pas été foutu d’en extraire la quintessence véritable. Hormis bien sûr qu’il est bien torché, pas de problème pour ça. Peut-être était-il cuit (mon cerveau) déjà, comme ce fameux personnage récurrent dans ton oeuvre?
J’aimerais apposer une émoticône dans le style (LOL) mais je n’en trouve pas.
J’ai relu ton texte.
« Le pervers narcissique » est très en vogue à l’heure actuel, effectivement. Je pense que cette vogue nous vient encore des US, ce besoin « sociétal » de diviser les gens, toujours pour la « bonne cause » (sans non plus nier la réalité du phénomène, mais je pense que la névrose naît souvent de la frustration, de tous ordres, sans non plus la justifier), pour à côté mieux faire passer le rapt économique généralisé. C’est classique. Pendant que le monde du bas s’étripe et se distribue des étiquettes, celui d’en haut se tape les cuisses.
« Progressisme » oblige.
Comme tout le reste, l’écriture inclusive, la « cancel culture », la recrudescence des TDAH et des « haut-potentiels » comme pour « faire barrage » à l’effondrement du QI général et à la médiocratie ambiante, savamment entretenue.
Honnêtement, je ne sais trop quoi en dire.
Dans un monde d’individualisme forcené (parce qu’on « le vaut bien ») et pourtant façonné au même râtelier, ne sommes nous pas, n’avons nous pas été et ne serons nous pas tous à un moment d’une « relation » le PN d’un(e) autre?
Je me demande.
Cher Jean-Luc,
Merci d’avoir pris le temps de lire ma chronique et de la commenter.
Dans notre 21ème siècle, les « pervers narcissiques », les « hauts potentiels » sont à la mode, vous avez entièrement raison.
Ce n’était pas vraiment l’objet de mon article, mais, si vous l’avez pensé, c’est entièrement ma faute ; j’ai cité inconsidérément le mot « narcissique ».
Je vais, de ce pas, demander à l’éditeur de le remplacer par mon néologisme © « égoïnomane ».
Et pour, quand même, apporter une petite réponse à votre pertinent commentaire, voici une histoire vraie :
« Dans la douce tiédeur d’une nuit d’été provençale, une amie de mon ex-femme, invitée dans notre maison, m’expliquait le haut potentiel (H.P.) de son mari.
Comme ce dernier venait de casser ma débroussailleuse électrique l’après-midi même (soi-disant pour m’aider), je dois bien avouer que j’ai accueilli cette annonce avec un certain scepticisme.
Plus tard, dans la file formée à la caisse de l’Intermarché, la fille de ce couple (invitée avec ses parents) m’a confié qu’elle aussi était H.P. Mais qu’elle ne voulait pas qu’on dise qu’elle était « surdouée ».
Je lui ai assuré qu’elle pouvait compter sur moi et j’ai complètement escamoté le légitime reproche qu’il lui avait fallu 5 ans, au lieu de 3, pour réussir ses études universitaires. »
Alors, pourquoi raconter cette histoire vraie (en prenant bien soin, toutefois, de ne citer aucun nom) ?
Uniquement dans ce but : prévenir les autres qu’on leur est supérieur ne constitue pas, à proprement parler, une preuve d’intelligence.
Un haut potentiel (H.P.) de cette sorte reflète plutôt, à tout le moins, une certaine méconnaissance de la nature humaine.
Oui, c’est surtout ça. Comme disait le grand, le beau Alain Delon (pour l’éternité LOL), » ce n’est pas la star qui se dit star, c’est le monde qui choisit qu’elle en est une ».
Merci pour cette anecdote.
J’ai personnellement connu deux femmes (dont une ancienne maîtresse) qui se sont d’une fois révélées HP, ces dernières années. Ça venait de sortir. Et ça expliquait du même coup toutes les galères. Tant au niveau du boulot qu’au niveau des amours chaotiques.
Pourquoi pas mais ça ne m’a pas convaincu.
Je voyais plutôt ça comme une sorte de « névrose » liée à une insatisfaction générale qui devait trouver une issue vers le haut pour ne pas perdre la face et sombrer peut-être. Narcissique finalement.
Le mot est lâché.
Quand je lis les chroniques de Georgie, je me demande parfois :
”Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ?
Complètement toqué, ce mec-là, complètement gaga…”
Il faut dire que la frontière entre le génie et la folie (des glandeurs) est parfois ténue.
Hier soir je regardais un épisode de Alf sur la chaîne Gulli. Le petit extraterrestre et Willy Tanner se trouvaient dans un désert hostile. Alf avait bu toute l’eau que Willy avait apportée avec eux. Par la suite, le Melmacien mettrait le feu à leur tente (un fait pyromane dont il est coutumier). Alf est un restif pur jus. Venant de la planète Melmac, sans possibilité de retour, il est un naufragé perpétuel sur Terre. Tout ce qui passe entre ses pattes est détruit, mangé ou bien brûlé. On l’aime quand même (par effet de prédation empathique). Sa chance est d’être un personnage de fiction (regardez Homer Simpson : il nous fait beaucoup rire, mais qui aurait aimé l’avoir comme père dans la vraie vie ?)
Les restifs sont parfois des vampires. Qui vous sucent énergie, patience et volonté. Tout le monde en a — ou en a eu — un dans son entourage. Le plus paradoxal étant qu’ils ont souvent une haleine empestant l’ail…
Mais une question fulgure à l’instant dans mon esprit, qui me tétanise d’angoisse : suis-je ou ai-je été le restif de quelqu’un ?! J’en ai bien peur…
Une nouvelle fois merci et bravo à vous pour ce texte, cher Georgie !
Cher Benoit,
merci de laisser un commentaire.
Et ici une belle transition de votre part.
D’abord un parallèle avec un naufragé venu de l’espace, puis un pont tendu vers les vampires, pour terminer avec un questionnement qui ne manquera pas de toucher le public.
Eh oui, le public ! car vous êtes un écrivain, Monsieur Benoit Patris, et même un prix Nobel de littérature (apocryphe, certes, mais prix Nobel quand même).
Je tiens à conseiller ici la découverte de vos étonnants « Hôtel Silencio » et « Charme noir », parus tous deux aux éditions de l’Abat-Jour.
Merci de prendre le temps, vous un écrivain, de lire les « Folies » d’un confrère.
Alors que nous savons, vous et moi, que le temps qui passe devient le temps qui reste.
Je vais envoyer, d’ici la fin de la semaine, mon prochain article à l’éditeur.
J’espère qu’il rencontrera votre regard.
Toutes ces discussions sont bien intéressantes.
Susciter de l’intérêt chez un un auteur dont on admire, depuis longtemps, les travaux, est un honneur, Numa.
Merci de prendre le temps de lire.
Mouhahahahaha!!! Ni Dieudonné, ni Maître Gims! Jolie chronique.
Merci d’avoir pris le temps de lire, Zad.
Content que ça vous ait plu.
En tant que naufragé perpétuel, je devais me perdre sur cette page. Plusieurs catégories de marins d’eau douce coexistent et cohabitent sur une échelle qui divague entre haut et bas potentiel. Parfois, j’ai peur de me regarder dans le miroir et d’apercevoir un narcissique pervers ou égoïnomane. Chacun de nous appartient à une catégorie choisie ou subie. Le jugement des autres souffle des pistes qui sont balayées par le dieu Déni. Il est temps de quitter cette escale avant que, sur ce mystère, on ne lève le voile.
Un bien beau commentaire, Robert.
Et « ipso facto » une suspicion intelligente.
Merci d’avoir lu et d’avoir pris le temps de faire ce retour.
Je dois toutefois préciser, au regard des très nombreux messages Messenger que suscite cette « Folie », que mes articles sont, au départ, à caractère humoristique.
Je vais donc, dès la semaine prochaine, tenter de redevenir marrant.
En tout cas pour les fêtes de fin d’année, je n’aurai qu’un mot, un seul : merci et bravo !
❣️❣️❣️
❣️❣️❣️
❣️❣️❣️
Bonjour Georgie, Ce Roussel est bien un egoïnomane (j’apprécie le néologisme) de la plus pure espèce humaine … voila qui risque de faire encore couler de l’encre, l’encre de rage pour certains ou l’encre de passion pour d’autres.
Merci d’avoir pris le temps de lire et de faire ce commentaire, Jerry.
J’apprécie d’autant plus que je sais, par expérience (la fréquentation de plusieurs musiciens); que la musique est une activité artistique chronophage.
je profite de cet espace commentaires pour glisser un lien (en espérant que ça fonctionne) vers une de vos chansons « Devenir sage », parue en septembre 2011 sur votre disque « Pauvres Terriens « .
Tout en rappelant qu’il y en a bien d’autres.
oh !! Merci beaucoup !! Merci pour ce soutien qui me touche beaucoup !!