Lire et Dé-lire

Nous n’aurons pas connu le réel

J’ai l’impression que quoi que nous fassions nous mourrons sans avoir connu le réel.

Comment définir le réel ? Justement il y a impossibilité à le définir avec précision. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons apparemment le penser ou le dire que par le truchement du langage et pas seulement en l’éprouvant dans sa plénitude et sa neutralité par rapport à nous.

Il faudrait que nous puissions prendre conscience de la dimension, de l’extension carcérale des mots, du fait qu’en nommant ils désignent et enferment dans un cadre, laissant du coup précisément le réel hors-champ.

Récemment j’ai revu le film de 1966 de Michelangelo Antonioni, Blow up. Je l’avais vu au cinéma il y a plus d’une trentaine d’années et exceptée la mythique scène finale de la partie mimée de tennis j’en avais oublié le cœur de l’intrigue. A l’époque j’ignorais même que le film était une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain argentin Julio Cortázar. Mais en vérité il s’agit plus d’une libre interprétation que d’une adaptation.

Le film met en scène un jeune photographe de mode qui un matin prend incidemment en photo dans un parc de Londres, un meurtre. Il assiste au meurtre, mais il ne le voit pas. Ce ne sera qu’après coup, éloigné du réel et se rapprochant par à-coups de la réalité qu’il avait vécue à son insu, s’en approchant à coups de tirages photographiques et de zooms successifs, qu’il parviendra à rendre visible ce qui, sur place, lui avait été invisible.

Le neurologue Lionel Naccache explique en partie ce phénomène dans son essai de 2020 Le Cinéma intérieur : Projection privée au cœur de la conscience, en répondant pour nous à la question : « Comment percevons-nous une suite d’images en un film continu ? ». Car en effet, comme il nous l’apprend : « Dans une salle de cinéma, 24 images nous sont projetées par seconde. 24 images par seconde que nous percevons comme un film continu. Dans notre cinéma intérieur, 13 images par seconde sont projetées sur la scène de notre conscience. 13 images par seconde que nous percevons comme un film continu. ». A méditer : neurophysiologiquement nous percevons le monde réel et si animé qui nous entoure à raison de 13 images par seconde. Notre cerveau comble les lacunes…

 

La nouvelle de Cortázar, titrée Les fils de la Vierge (pluriel de fil !) dans son recueil de nouvelles Les armes secrètes, se déroule à Paris à la petite place Louis Aragon à la pointe de l’Île Saint-Louis et met en scène un traducteur qui n’est que photographe amateur. L’histoire est toute autre. Son protagoniste repère le jeu d’une femme qui entreprend un adolescent visiblement pour le compte d’un homme qui attend un peu plus loin dans une voiture. Les fils de la Vierge désignent à la campagne les restes de toiles d’araignées que l’on retrouve au matin pris dans les végétaux. En prenant des photos le traducteur bouleverse la situation et permet au jeune garçon de s’éclipser. Ce n’est que quelques jours plus tard en les développant que l’irréalisable se réalise : il rebascule dans la tension du moment passé et est comme happé par l’image.

Cortázar explore là un de ses thèmes de prédilection, que nous retrouvons notamment dans ses autres nouvelles Axolotl et la plus connue Continuité des parcs, à savoir : le déclic qui d’un coup oblitère une réalité pour une autre, comme s’il était réellement possible de passer de l’autre côté du miroir.

Comment, sans le dire, énoncer l’indicible de ce passage qui nous échappe entre plusieurs strates du réel ? Se pourrait-il que sans cesse nous traduisions, nous fictionnalisions les informations incomplètes que nous percevons du réel en un scénario qui nous soit individuellement compréhensible et acceptable ?

Chacune et chacun de nous alors vit et voit dans son monde unique, un monde à la Magritte.

Certes, outre le réel inconnaissable au sein duquel nous coexistons, il y a bien des faits et leur réalité est indéniable. Et cette réalité n’est peut-être pas poreuse. Mais, par la fictionnalisation inhérente à notre nature humaine, elle est fêlée. Alors peut-être pourrait-elle, par ses fêlures, nous laisser voir, parfois, le réel ? Ce serait là une question de lecture…

Je repense soudain à l’ouvrage de 1981 de Jean Baudrillard Simulacres et Simulation, quand il y écrit que : « Disneyland est là pour cacher que c’est le pays réel, toute l’Amérique réelle qui est Disneyland […] Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel […] Il ne s’agit plus d’une représentation fausse de la réalité (l’idéologie), il s’agit de cacher que le réel n’est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité. ».

Lorenzo Soccavo

Une réflexion sur “Nous n’aurons pas connu le réel

  • Ce dimanche matin je me suis rendu (sic) place Louis Aragon, tout comme naguère j’étais allé 37 passage des Patriarches au domicile de Pierre Sogol indiqué dans “Le Mont Analogue” de René Daumal. Dont acte. Inutile d’épiloguer ou que je surenchérisse vu que…

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