La folie des glandeurs

Tracer un cercle

— Tu vas d’abord apprendre à bien dire « au revoir ».

— Ah bon ?

— Oui, parce que si tu sais bien dire « au revoir », tu as déjà fait la moitié du chemin.

— …

— On va faire un petit test. Dis-moi « au revoir » pour voir.

— Euh… au revoir.

— Non, là on dirait que tu me dis bonjour. Dis-moi au revoir comme si j’étais mourant.

— Euh… au revoir !?

— Refais-le encore un coup.

— Au revoir ?!

— Hein ?

— Non, celui-là je l’ai loupé. Attendez :… je le refais : au revoir !?

— Voilà, là je sens que tu me dis adieu. Là je sens que tu étais prêt à faire quelque chose pour moi et que je vais rater quelque chose d’important.[1]

N’importe quel primitif qui tourne sur lui-même, avec une longue branche au bout du bras, peut tracer un cercle. C’est probablement la figure géométrique la plus archaïque.

Non ! Ce qu’il faut, c’est tracer un cercle avec une équerre. Un cercle qui nous définit, qui nous légitime et nous protège.

Un exemple : un  boulanger ne peut pas en même temps réparer des voitures et s’établir boulanger-mécanicien. Faire sa boulange et la vendre exigera tout son temps.

Les métiers essentiels excluent les dilettantes.

Le dilettante ne prend aucun risque professionnel. Il peut, de cette façon, être un joyeux touche à tout et ne faire que ce qu’il aime.

Maintenant, entendons-nous bien, je ne dis pas que la recherche hédoniste du plaisir n’est pas une raison suffisante pour vivre.

« — Il faut marquer un trait dans le sable, dude, et au-delà de cette ligne, on ne tolère pas que… (Walter Sobchak dans The Big Lebowski[2])

Depuis que je suis né, la société m’a toujours tenu à l’écart de tout et ne m’a jamais demandé mon avis sur rien.

Résolument déterminé à m’approprier mon environnement, j’ai décidé de l’ajuster à mes choix. J’ai donc rebaptisé tous les noms de toutes les rues et fixé moi-même les numéros des maisons.

Hélas, cela ne m’a pas apporté une emprise significative sur la réalité : mes courriers n’arrivent pratiquement jamais à destination et les chauffeurs de taxis se méfient des coordonnées que je leur fournis pour la course.

Et moi qui (comme Jean Gabin) suis à l’automne de ma vie,  je reviens en arrière, dans le tourbillon de mon enfance et des principes éducatifs parentaux qui m’ont tellement modelé.

Les encouragements paternels :

— Mais, mon gars, est-ce que tu as tous tes bois ?

Qui débouchèrent sur mon métier de menuisier-ébéniste.

Et les soutiens maternels :

— Arrête un peu avec tes sots contes !

Qui engendrèrent ma passion pour l’écriture.

C’était donc ça l’origine de mon génie littéraire ? Gutenberg doit se retourner dans son imprimerie.

Quant au génie, il est devenu aussi obsolète que la lampe à huile.

Lorsque je sors et que je regarde autour de moi, je me demande pour qui j’écris ? Mon monde et mes valeurs semblent se rétrécir. Ses nouveaux habitants seront-ils intéressés ?

En littérature, il ne suffit pas de prêter à sourire, il faut aussi, dans un même temps, dénoncer.

Trahir la société qui nous nourrit, voilà le noble but !

 

La prise de conscience de la brièveté de notre vie et de notre insignifiance se produit toujours au niveau individuel. Au niveau du groupe, c’est plus compliqué.

Nous formons (sans en avoir particulièrement envie) un groupe de gens en vie : ceux qui sont nés en même temps que nous, ceux qui étaient déjà là à notre naissance et ceux qui seront là (sans pour autant baiser notre front) à l’heure de notre mort.

Toutes ces personnes forment une génération, une génération qui nous est contemporaine.

Il faut donc des marqueurs générationnels.

La perte ou d’une figure représentative : un comédien célèbre et adulé, un penseur universellement reconnu, un inventeur brillant qui a fait progresser la qualité ou l’espérance de vie et cætera.

On voit les difficultés liées à la conscientisation de la foule/de la masse.

Il n’est, pour s’en convaincre, que de constater les méfaits de l’endoctrinement par la propagande (cette foule d’informations invérifiables pour le peuple qui en est la victime).

Comment espérer, dès lors, qu’une génération entière ressente, en une seule fois et en même temps, le choc salutaire de la révélation de sa fugacité ?

Cet espoir est voué à l’échec.

Pire : cette révélation ne déboucherait-elle pas sur une violence et une barbarie sans limites ? Certains dévots le prétendent et beaucoup de religions nous proposent le garant moral d’une récompense après la mort.

 

Très souvent, réagir en fonction des besoins primaires de la vie, à la fois nous encombre et nous permet d’esquiver les questions primordiales: Qui es-tu ? Que fais-tu sur Terre ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Questions typiquement humaines auxquelles nous pourrions trouver les réponses. Oh, peut-être pas dans la nature, mais dans notre façon d’incarner des valeurs exceptionnelles.

Je me souviens de mon enfance. Souvent je m’approchais :

— Dis, papa, qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

— Laisse-moi un peu tranquille avec tout ça, va.

La méconnaissance de soi-même et des autres, voilà l’ennemi !

Le détartrant Ajax WC par exemple.

Ajax ; Achille ; Agamemnon : des héros de l’Iliade.

Achille, bien connu pour son talent. Agamemnon pour sa mémoire et Ajax pour son hygiène irréprochable. Qui se souvient des équipes chargées de ramasser le crottin du cheval de Troie ? Une idée d’Ajax, bien sûr.

Chapardeuses comme Carter[3] (mais on lui pardonne son fric-frac des jouets d’enfant du fils supposé d’Akhenaton), toutes ces méconnaissances sont les talatates[4] de mes infortunées convictions vacillantes.

Je parlais, au début de cette chronique, de tracer un cercle avec une équerre, mais j’aurais du dire à l’aide d’une règle. Tracer un cercle c’est faire des choix.

Alors, terminons en chanson avec l’enfant d’Aphrodite.

You should come with me to the end of the world,
Without telling your parents and your friends.[5]

 

Voici le moment de vous remercier, pour vos like, pour vos messages et pour vos abonnements.

Merci.

 

[1] Libre adaptation jouissive du mythique dialogue Belmondo/Anconina dans Itinéraire d’un enfant gâté de Claude Lelouch, 1988.

[2] Big Lebowski est un film des frères Coen, sorti en 1998 avec dans les rôles principaux : Jeff Bridges, John Goodman et Steve Buscemi.

[3] Howard Carter est un archéologue et égyptologue britannique. Il est à l’origine de la découverte du tombeau inviolé du pharaon Toutankhamon.

[4] Les talatates sont les blocs de grès qui ont servi à la construction du temple d’Aton. Ce dernier a été démantelé et ces pierres ont servi de remblais pour le temple d’Amon-Ré.

[5] Tu devrais venir avec moi jusqu’au bout du monde,

Sans le dire ni à tes parents, ni tes amis.

4 réflexions sur “Tracer un cercle

  • Jean-Luc Dalcq

    Je ne considère personnellement pas “trahir” la société qui “nous nourrit” en la conchiant à “nos” heures éperdues. Elle le vaut bien. Après tout comme disait Jean de la lune (Cocteau), péché originel ou non, l’homme ici bas est et sera toujours coupable face à la note salée de son innocence. En naissant, cela va sans dire.

    Je pense, le temps déferlant à mes pieds comme autant de vagues sur lesquelles je tente encore un peu de surfer, que la société est castratrice par essence. C’est cette volonté de lui être conforme qui fait de l’homme un eunuque, un infirme, un lépreux, un skieve lavabo, un cercle mal rabouté duquel rien ne dépasse, jamais, un cestode, un zéro qui ne passe pas le cap de l’in(dé)fini…

    C’est banal de le dire mais je n’aime pas “la société” (ça commence sans doute dès la famille que j’ai toujours préférée en très petit comité) et je ne m’attends guère à ce qu’elle m’aime en retour… Pourtant énormément d’artistes ou de pseudo artistes se soucient voire se donnent un mal de toutou à mémère pour plaire à la société. Histoire narcissique que leur soit renvoyé une belle image d’eux-mêmes peut-être, une idée d'”existence”, sans quoi ils ne seraient “rien” comme dirait le foutriquet macronien, aux yeux des autres, pensent-ils, mais dès lors plus grave encore, à leur propres yeux.

    Car “on” se suicide “pour ou à cause” de la société. Bien sûr. Surtout.

    Je n’oublie pas non plus que c’est le “Sur moi” donc la “société” et en creusant davantage la morale qui en découle, comme l’a bien analysé notre surhomme de la périphrase Ninietzsche , peau d’chien (car il pouvait également être cynique) la grande responsable de ce refoulement propice à toutes les névroses. Toutes les maladies en ose et aque sans doute.

    Tous les criminels en herbe se trouvant obligés de passer à un moment donné à l’acte dans une catharsis salutaire à défaut de devenir totalement jobards. Ou de mettre fin à leurs propres jours au bout d’une désolation (row) dont on ne revient jamais totalement vivant. Leur crime étant une façon d’y participer d’une certaine façon tout en en éloignant momentanément la perspective, la rendant en même temps à l’avenir, inéluctable.

    Le mieux étant peut-être ce “killer on the road” qui choisira plutôt de faire saigner la page avec sauvagerie en lui introduisant sa plume sadique, gorgée de venin dans les veines plutôt que décharger son riot gun au beau milieu d’une école de Columbine ou en Norvège sur l’île d’Utoya.

    Bref, sans vouloir m’étendre sur ce sujet, il faut tracer un cercle entre la société et soi et le grimmer parfois en “cordon sanitaire”, c’est de salut public. Voire un réflexe de survie pour celui qui trace sa vie au cimeterre.

    Surtout lorsqu’elle (cette “société”) semble devenue apathique, fataliste, vaincue déjà, faussement “pacifiste” pour se défausser de sa lâcheté profonde. Morte peut-être. Il faut l’empêcher de nous happer, par mimétisme. C’est impératif.
    Une question d’éternité à venir.

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    • Georgie de Saint-Maur

      Cher Jean-Luc, merci d’avoir lu ma folie et merci d’avoir pris le temps de la commenter.
      Un commentaire interpellant d’ailleurs, dont une toute petit phrase (celle qui concernait la “dénonciation” faussement encouragée) semble avoir été l’étincelle qui a mis le feu à la clef de lecture..
      La note salée de l’innocence native de l’humain ressemblerait au beurre salé qui contribue tellement à l’hypertension artérielle. Et, si vous le permettez, l’hyper-tension du surfer opiniâtre que vous tentez (comme vous dites) d’être encore parfois, pourrait révéler une sorte de désenchantement.
      Que la société soit castratrice est un indéniable constat, vous avez raison. Effectivement, la société des hommes n’est pas étrangère à l’homme et leur addition “organisée” inclut la loi du plus fort.
      Beaucoup d’individus se heurtent à cette évidence sans avoir envie de se fortifier. Mais, parmi eux existent des gens qui se placent (ou que les autres placent) dans la marge.
      La marge est un bel endroit ; c’est là que l’on écrit des notes ou qu’on dessine. Est-ce pour cela que les littérateurs et les adeptes des Beaux-arts parviennent à nous rendre du sens ? Possible.
      Avant de vous quitter, je tiens beaucoup à conseiller ici, la lecture de vos “Texticules du diable”, parues chez Cactus inébranlable.
      Et encore bravo pour votre intervention.

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