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Lire la rivière : entretien avec Nunzio d’Annibale

Sept questions à Nunzio d’Annibale à l’occasion de la parution de son nouveau roman « Lire la rivière ».

 

BOZON2X : Après l’écriture du Manuscrit de Tchernobyl, tu nous proposes un roman sur la relation amoureuse mais dans une forme et un style plus classique. Reste que le thème est à nouveau abordé par la bande, le récit étant narré par un tiers. Peux-tu nous expliquer la raison de ce dispositif ?

Nunzio d’Annibale : En avril 2019, quand j’ai commencé Lire la rivière, le livre s’appelait Nuances de neutre et déjà, il y avait un tiers-narrateur, plutôt omniscient, sans faille. Mais il était question d’un homme sortant définitivement du désir de faire couple et cultivant un art de la neutralité, se laissant glisser tranquillement vers une transparence existentielle confinant à la misanthropie, cherchant un exil sans voyage, en creux, de l’intérieur, sans bouger, en commençant même à restreindre son périmètre. Le style était très onirique, assez proche de celui de Lire la rivière, avec le même rapport aux éléments, aux fleuves. Dans une ambiance équidistante entre onirisme et paranoïa. Le personnage, s’il n’avait pas été avorté, aurait pu évoquer, aux amoureux de la littérature, ce petit roman de Balzac : Louis Lambert. Ce personnage incroyable, dont la pensée accélère dramatiquement, finit par n’investir plus rien d’autre que son monde intérieur et termine en extase, observant son propre monologue intérieur, adossé à un arbre, figé comme un bonhomme de neige. C’est une image qui m’a beaucoup marqué. Balzac peut avoir des accents joycien. Sauf que, précisément, le narrateur de Balzac reste coincé dans son siècle. Il faudra attendre Flaubert, Dujardin et Lautréamont pour que la narrateur lui-même se confonde avec la fonction poétique du roman. Sans révéler le sel du final organique de mon roman, je peux dire que mon narrateur est choisi pour un certain savoir-faire sur le corps, pour décaler l’amour vers la comédie et aussi pour associer poétiquement l’amour au crime. L’amour est un crime social, oui, je l’affirme. C’est un exil sans voyage. Un trou dans le langage. Le dispositif est donc simple : il s’agit de laisser une trace de ce crime en passant par un témoin choisi à l’avance. Ainsi, ce roman réunit les trois éléments du crime attendus par la justice pour faire éclore la vérité : aveux, preuves matérielles, indices concordants.


La rivière relie et scinde à la fois les lieux, les géographies et les êtres. Est-elle, selon toi, une allégorie de l’état amoureux ?

Je sens que tu cherches à me faire parler d’Apollinaire ! Tu te rappelles que sous le pont Mirabeau coule la seine ? Faut-il qu’il m’en souvienne ? Les jours passent, je demeure ? Qu’est-ce qui demeure ? La pensée… au moins… car la pensée s’impose à nous, elle est naturellement totalitaire, elle nous traverse comme une balle avec sa fameuse mélasse spatio-temporel : souvenirs, perceptions, odeurs, vibrations, douleurs, illusions, désirs, interférences. Les différents cours d’eau présents dans le roman (la Seine, la Marne, la Stoire et le Tibre) sont plutôt des galeries creusées par le temps où passe la pensée polyphonique des personnages. Mais tu as raison, elle relie la pensée de chacun à tous, dans des confluences et, en même temps, elle sépare en rives inaccessibles. Il y a un film superbe de Theo Angelopoulos, Le pas suspendu de la cigogne où un couple se marie tout en étant sur deux rives séparées par le Danube ; elle est grecque, il est yougoslave. C’est un film sur les frontières. Les fleuves sont des frontières, donc.  Mais les fleuves permettent au roman de relier Nora à Vadim, Nora à Nora, mais aussi de faire couler le doute entre Nora et Nora, en Vadim et Nora, entre Vadim et Vadim. Les fleuves permettent de créer une géographie purement poétique où l’Italie et la France sont imaginairement reliées : la Stoire se jetant dans le Tibre. J’ai hésité d’ailleurs à demander à un dessinateur de faire la carte géo-poétique du roman où l’on peut aller à Rome en métro depuis Paris via la Place d’Italie. Cette idée m’a été mise dans la tête il y a très longtemps. Quand j’étais crédule, avant 8 ans, j’allais chez ma grand-mère italienne un dimanche sur deux, à Montreuil. Mon père m’y emmenait en voiture en écoutant Adriano Celetano. Quand nous arrivions à la Porte d’Italie, mon père me disait : « Et voilà, nous sommes en Italie ! » avec une certaine jubilation ! (Cette jubilation, l’énonciation jubilatoire, est au cœur de mon énonciation comme écrivain, pas de hasard). Et une fois dans l’appartement de ma grand-mère, rempli de gens plus ou moins broyés par la vie, en effet, on parlait italien et on était dans une bulle d’Italie. Depuis, je cherche l’Italie. Je suis comme les juifs reconstituant le temple avec des rituels. Je reconstitue l’Italie avec le langage.

 

Le doute est un thème central dans ton roman, et il est assez frappant de le voir s’exprimer de manière tout à fait différente chez l’homme et la femme.

Satané doute ! Sans le doute, on abolit le hasard et on devient invivable. Avec le doute, c’est la vie qui est invivable. Ça n’est pas sans évoquer « l’insociable sociabilité » de Kant. Avec ou sans, quelque chose cloche. Ce qui cloche, avec ou sans, et donc quoi qu’il arrive, sans colmatage possible, c’est l’angoisse. On pourrait dire que le doute est de l’angoisse qui se leurre dans un miroir déformant. Cet embarras, cette indécision est au cœur du style du roman dans sa composition (impressionniste comme les souvenirs) et dans sa musicalité : dissonances, contrepoints, répétitions, reprises, sfumato des durées, des espaces et des époques. Même quand tout va bien, il y a un petit doute quelque part qui circule. Théorème de l’incomplétude existentielle !? Rien ne suffit, pas d’entracte possible ni de guérison de la vie, rien ne suffit. Seule la mort met fin au doute, guérit la vie de cette incomplétude. Il n’y a pas de totalité, il y a toujours quelque part un cailloux dans la chaussure qui oscille entre le doute et le regret. J’ai tenté de faire vivre ce doute au lecteur. Il y a une scène dans le roman où un doute se change en baiser. Je pourrais dire en paraphrasant Rimbaud : « J’ai fait la magique étude, du hasard que rien n’abolit ». Le doute est aussi bien un regret qu’un hasard anticipé : et si, par hasard, les choses n’étaient pas telles que je les voie ? Même dans le malheur absolu, je pense que les gens sont torturés par l’hypothèse du bonheur. Ce manque, cette incomplétude, ce truc qui cloche quoi qu’il arrive, c’est cela qu’étudie l’art du roman.

Il y a évidemment autant de différences entre deux femmes qu’entre un homme et une femme, mais tu l’as bien noté, il y a aussi une différence sexuelle, ce qu’on appelait la guerre des sexes, avant la déferlante du concept de genre. Je suis à peu près certain que la réalité, qui n’est en rien idéologique, nous ramènera bientôt vers le premier concept. Si l’anatomie ne suffit pas à être un homme ou une femme, la construction sociale de la sexuation ne suffit pas non plus. Il faut ajouter un troisième terme, comme toujours. Sans troisième terme, pas de rapport possible (d’où la présence du narrateur dans le roman). Ce troisième terme, absolument scotomisé dans le débat public, c’est le désir. Autrement dit : que cela soit inné ou acquis, il s’avère que les personnes tiennent à leur sexuation, ils désirent réellement cette sexuation, car elle a une fonction qui garantit une issue, une autre rive. Dans le roman, il y a deux scènes en miroir : un baiser refusé par Vadim et un baiser désiré par Nora, dans un contexte homosexuel. Vadim est obsédé par la réciprocité de leur amour, Nora par sa pureté. Vadim cherche à prolonger l’état amoureux à travers les repères du passé, Nora enquête sur la fidélité de Vadim. Il y a tout un chapitre où Nora va suivre Vadim sur une journée pour vérifier ce doute et tenter de le prendre en flagrant délit d’adultère. Ce faisant, on voit son regard se porter sur le corps des femmes et croyant parler du désir de Vadim, elle parle en réalité de son désir pour les femmes. Pour achever la scène de manière paradoxale et montrer que nos projections parlent de nous et pas des autres, c’est elle qui finit par embrasser une femme. Elle confond son désir et le sien. Le doute est un cheminement qui semble inerte mais en réalité, il mène quelque part. Comme l’angoisse et le désir, qui sont probablement une sorte de tête de Janus, le doute arrive toujours à ses fins. J’adore cette phrase de Roméo dans Shakespeare : « Faut-il que l’amour, malgré les obstacles qu’il rencontre, trouve toujours un chemin vers son but ? ». Je pense qu’il en va de même pour le doute. C’est un style de cheminement, un style… d’errance sournoise… qui cache son but.

Le lieu de la rencontre semble être le temps lui-même, mais un le temps qui s’écoule dans toutes les directions. Comment les amants parviendront-ils jamais à s’y retrouver ?

Une maison d’édition belge que tu connais un peu, Bozon2x, a publié récemment un livre intitulé Un possible amour, d’Éric Brouet. Impossible amour ? Impossible, mon amour ? À travers l’impossible rencontre du fini et de l’infini, dans le temps et l’espace, deux corps tentent inlassablement de se rapprocher sans y parvenir vraiment. Ils se croisent, se connaissent, se séparent et se remettent ensemble, ils essayent tous les dispositifs et, dans chacun d’eux, il y a toujours ce fameux truc qui cloche.

Tu me connais, je pense que tous les romans qui ont un tant soit peu d’ambition sont avant tout des livres dont le sujet est la littérature elle-même. Ici, par exemple, c’est une reprise du thème de Tristan et Yseult, Romeo et Juliette, Van et Ada dans Ada et l’ardeur de Nabokov, Didon et Énée Chez Virgile, etc. etc. Mais ici le drame de Vadim et Nora, c’est que rien ne vient empêcher cet amour de l’extérieur, ni deux familles ennemies, ni l’inceste, ni l’origine sociale, ni le décret du destin (dans l’Énéide). Non, malheureusement et heureusement, ici, rien de rien, l’impossible vient du dedans. L’Homme sans dieu ni métaphysique doit accepter cela : ça vient du dedans.

  Dans quel courant romanesque se situe l’ambiance vaporeuse de ton livre ?

Je le répète souvent, c’est un livre sur la littérature et l’art en général et donc en effet, il est en dialogue permanent avec ma bibliothèque et l’art vivant. Sur la question du style et de la composition, il y a plusieurs interlocuteurs décisifs :

L’invention de Morel, de Bioy Casarès, qui influença Robbe-Grillet et Resnais pour fabriquer l’un de mes films préférés, L’Année dernière à Marienbad.
— la pièce de Danzteater Café Muller (1977) de Pina Bausch, sur l’impossible rencontre des corps. Aussi impossible est la rencontre, il n’empêche : la lutte et la danse sont sublimes et passionnantes à vivre !
La troisième rive du fleuve de Guimarães Rosa, où un père disparait dans un lieu intouchable… une sorte de réécriture de l’odyssée absolument géniale, avec Télémaque attendant son père au bord de la rive. Dans le paysage d’une zone du Brésil qui en portugais se dit « O interior » (dans les terres, cf. loin des côtes maritimes). Oui, je suis obsédé par le paysage intérieur !
— Et évidemment L’asperge de Manet, ce tableau incroyable, venant faire vibrer la moindre apparition comme un trou de verre nous aspirant vers un autre regard possible. Plus aucun objet n’est anodin avec Manet. L’objet n’est pas seulement représenté, il est pensé par la touche et déréalisé par la composition. Manet a eu une influence énorme sur ce roman. Le personnage de Nora est une extraction des personnages féminins de Manet, surtout ses femmes vautrées d’une liberté incroyable, mais aussi les pivoines et le vert du balcon dans son fameux tableau Le balcon. Ce vert me subjugue, agite un poème en moi, et que dire du regard perdu au loin de Berthe Morisot, ce regard-sfumato indiquant une diagonale follement libre.

Que lis-tu en ce moment ?

 Je relis Artaud. Par exemple, dans le plus beau livre jamais écrit sur la peinture :

« Et je ne sais pas combien de prêtres criminels rêvant dans la tête de leur soi-disant Saint-Esprit, l’or ocreux, le bleu infini d’une verrière à leur gouge « Marie », ont su isoler dans l’air, extraire des niches narquoises de l’air, ces couleurs à la bonne franquette qui sont tout un événement, où chaque coup de pinceau de Van Gogh sur la toile est pire qu’un événement. Une fois, ça donne une chambre proprette, mais d’un tain de baume ou d’arôme qu’aucun bénédictin ne saura plus retrouver pour amener à point ses alcools de santé. (Cette chambre faisait penser au grand œuvre avec son mur blanc de perles claires, sur lequel une serviette de toilette rugueuse pend comme un vieux gri-gri paysan, inapprochable et réconfortant.) Une autre fois ça donne une simple meule par un énorme soleil écrasée. »

 Mais je lis aussi un auteur français contemporain, Laura Vasquez,  un roman intitulé : La semaine perpétuelle. J’en suis au milieu, c’est très réussi, elle me permet de continuer ma réflexion sur le monologue intérieur et sa mise en forme polyphonique. À suivre.

 As-tu des projets de livres en cours ?

Oui, deux.

 Un pamphlet en forme de poème en prose contre la littérature paralittéraire, sans ambition, contre le réalisme suffisant, contre la critique littéraire avec des critères extra-littéraires, contre le monde de l’Edition qui continue à ne pas défendre la littérature, contre la littérature politique ou universitaire, contre la sociologie déguisé en roman… mais ce pamphlet inversera ce « contre, tout contre » (Guitry) en éloge absolu de l’art pour l’art, de l’art ne devant de compte à rien n’y personne, de l’art qui invente des mondes, sans aucune valeur morale, ni dieu, ni maitre. D’un art qui ne se soucie que de lui-même et ainsi produit une singularité absolue, une exception. Et seule l’exception m’intéresse.

Fait intéressant, devenant extrêmement rare, tant le triomphe de la religion et du religieux politico-identitaire semblent élevés de nouveau en valeurs intoutouchables (Gombrowicz), une partie du livre apportera la preuve définitive de l’inexistence du bouche-trou appelé Dieu. Son triomphe social passe toujours par le concept liberticide de « respect » (le mot que je  déteste le plus au monde) afin de maintenir l’individu dans cette hypothèse délirante qu’il n’est pas libre. Le mot de « respect » a toujours été utilisé pour censurer la littérature. Son retour en force est extrêmement inquiétant. Quelle régression !!! Je ne demande à personne de respecter mon opinion et inversement. Sinon, aucune liberté possible, et donc aucun art véritable possible. Dès qu’un groupe d’opinions délirant une « pensée commune » commence à réclamer le respect, vous savez que le sang va couler à l’intérieur et à l’extérieur de ce groupe. C’est une règle historiquement vérifiée à maintes reprises. Bref, vive la liberté. Écrasons l’infâme ! Vive la comédie !

Par ailleurs, j’ai commencé en avril 2023 un roman dont le rythme et la forme seront assez proches du Manuscrit de Tchernobyl. On sera de nouveau dans une ambiance paranoïaque entremêlée de jubilation verbale. Avec un personnage qui se sent persécuté par une horde plus ou moins fantasmée. C’est un roman d’anticipation burlesque, une comédie qui finit dans un bain de sang et un exil catapulté. Le titre provisoire est : Exil Paranoïa.


Lire la rivière
Nunzio d’Annibale
195 pages
Format : 14 x 19 cm
ISBN : 978-2-931067-20-8
21 euros
À paraître le 09/04/2024

3 réflexions sur “Lire la rivière : entretien avec Nunzio d’Annibale

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