Lire et Dé-lire

L’enfant fictionaute

C’est l’histoire d’un jeune enfant. Tout jeune. Peu importe comment il s’appelle ; lui ne s’appelait jamais étant toujours là, avec sur ses épaules, emmanchée d’un petit cou, sa petite tête ronde qui sans cesse pensait toute seule : “Je ceci…”, “Je cela…”, alors même qu’il ignorait totalement – et peut-être l’ignorerait-il jusqu’à sa mort – qui il était précisément.
Mais l’enfant, de fait, comprit assez tôt que c’était “dans sa tête”, et non pas “avec ses pieds”, que l’on entrait dans les histoires.
Sa confusion première fut peut-être, ou plutôt s’agissait-il probablement d’une sorte de croyance innée, qu’il serait possible d’entrer véritablement dans les mondes des histoires et d’y rejoindre les formes de vie qui les habitent, voire de quitter déjà ce monde-ci et de partir chez elles – elles, ces autres formes de vie, oui, d’où vient que cette confusion initiale se glisse, ici même, dans cette phrase ?
En fait, cela avait probablement été provoqué, tout simplement, par son développement naturel et l’entraînement de ses articulations au sens large. J’évoque ici le fait que, dans l’espace, l’émission des mouvements pour marcher et l’émission des sons pour parler avaient été plus ou moins concomitants. Et souvent il était tombé dans l’escalier. Et il avait suivi des séances d’orthophonie.
Faux pas et langue qui fourche, mal et diction (malédiction) de la ligne de crête sur laquelle l’humanité chancelle.
Mais avant d’apprendre à lire l’enfant apprit à parler, et donc il avait déjà incorporé et conscientisé plus ou moins le lien intime et profond qui existe entre les choses du monde et les choses du langage.
Ensuite, dénombrer ou déchiffrer, qu’il s’agisse de lire un contexte ou de lire un texte, il s’agissait toujours d’interprétation, de savoir interpréter, ce qui ne serait jamais aisé pour lui. Mais ne serait-ce pas facile uniquement pour celles et ceux qui acceptent, consciemment ou inconsciemment, de se leurrer ?
Signalons au passage que les dispositions à l’articulation dont les humains doivent faire la démonstration pour marcher et pour parler sont bien supérieures à celles des pages reliées d’un livre. Bien sûr, le corps humain est techniquement supérieur aux livres. Et pourtant…
Pour l’enfant, ouvrir en grand, sur le sol, comme un tapis de jeu, un livre de contes, c’est-à-dire à l’œil, un muet empilement régulier de lignes d’une succession irrégulière de petits signes noirs, et même en accrochant fortement son esprit aux images, cela n’était pas suffisant. Et faire dessus de la “marche sur place”, tout comme s’y tenir immobile, ou y sauter à pieds joints, s’y tenir accroupi ou bien en tailleur, les yeux ouverts en grand, écarquillés, ou fermés en souhaitant très fort “entrer dans le livre”, rien n’y faisait. On froissait les pages mais il ne se passait rien.
L’on brisait une image en mettant son pied dans une flaque d’eau, et sur un livre il ne se passait jamais rien. L’on pouvait rentrer dans les cabinets, on pouvait rentrer dans le lit, mais on ne pouvait pas entrer dans un livre. On pouvait troubler en faisant de la buée avec sa bouche l’image renvoyée par la glace de l’armoire, mais pas en soufflant sur le livre.
Et puis le livre aussi ne présentait, en concurrence directe qu’il était avec les jouets, aucune ressemblance formelle avec les éléments du monde. Plus grave encore, lorsque l’on ne sait pas encore lire, le mot “loup”, tant qu’il n’est pas prononcé, ne fait aucunement peur.
L’enfant était apparemment passif à l’écoute des histoires qu’on lui lisait. Davantage passif que lorsqu’il jouait, mais cependant davantage attentif peut-être. Dans ses jeux l’enfant faisait montre d’importantes capacités narratives qui semblent innées chez l’humain.
Quand l’enfant sut lire, lire s’avéra alors différent de se raconter simplement à soi-même une histoire. Lire une histoire n’était pas non plus comme lorsqu’on lui lisait une histoire.
Comme pour la marche. Marcher soi-même, marcher par soi-même n’était en rien comparable à la passivité d’être promené en poussette. Oui, il y avait bien là maintenant, qui entraient en jeu, des facteurs liés au rythme et à l’autonomie. La liberté de pensée et la liberté de mouvements semblaient être liées.
Et puis, écouter une histoire, c’est aussi être soumis au rythme de lecture de la personne qui lit, c’est être sous l’influence suggestive du ton et des émotions qui passent dans la voix d’un ou d’une autre.
Le sol, appelé alors “par terre” (en deux mots, mais comme un parterre de fleurs), en tant que tapis de jeu duquel des mondes, bien plus vastes que la chambre, bien plus vastes même que la maison entière, pouvaient surgir, fut cependant longtemps un substitut aux livres, lesquels recelaient néanmoins le même mystère : comment du petit peut-il contenir du si grand beaucoup plus grand que lui. C’était immense. Et réellement mystérieux.
Parce qu’il y avait le sol donc, mais aussi la tête où les histoires semblaient se raconter d’elles-mêmes, toutes seules, indépendamment de la volonté de l’individu qu’elle coiffait, le mystère allait en s’épaississant. Le vent souffle sans s’occuper ni des hautes branches ni des moulins à vent.
Les jouets posés sur le plancher étaient en trois dimensions. Et ils étaient facilement manipulables. Les livres, eux, posaient d’autres questions qui étaient paradoxalement probablement les mêmes. Des questions remarquables qui, si elles s’inscrivaient dans le prolongement des jouets, prenaient cependant une acuité particulière du fait que, hormis les illustrations, l’essentiel du message délivré était renfermé dans de petits signes appelés lettres (l’être ?).
Comment donc une si petite surface – la surface d’une page étant bien inférieure au plancher de la chambre – pouvait-elle contenir tant de volume, un tel espace ?
Comment une phrase de quelques mots seulement pouvait-elle exprimer toute la force de présence d’une forêt, d’un paysage venteux, voire d’un pays tout entier en proie à la peur de l’arrivée prochaine d’un dragon ?
Ces formules écrites n’étaient-elles pas – ne sont-elles pas toujours – magiques, pour contenir ainsi un univers parallèle à celui des astrophysiciens alors même que si l’on secoue énergiquement un livre jamais rien n’en tombe ?
D’autres questions qui se posèrent à l’époque se sont estompées au fur et à mesure que la tragédie du vécu, l’immonde, étreignait le cœur de l’enfant. Peut-être exprimaient-elles des réserves et des craintes. N’y aurait-il pas dans l’acte de lire le risque réel de passer dans le monde de l’histoire lue et d’y rester prisonnier ? Tout au moins, car cela l’enfant le ressentit probablement, il semblait bel et bien y avoir le risque d’une certaine forme de contamination du réel, ou d’irrigation.
Le livre refermé, rien n’était en vérité refermé. L’histoire terminée, rien en vérité n’était terminé. Une influence continuait à exercer son emprise sur le jeune lecteur.
Regardons-le. Cet enfant à quatre pattes, ou bien assis sur ses fesses avec ses petits jouets sur le plancher de sa chambre est le jeune chien fou qu’il nous faut lancer dans le jeu de quilles des réflexions intellectuelles et des discours savants autoréférentiels si nous voulons trouver le passage vers les mondes fictionnels. Devenir passage. Être passage.
Commencer par “naître pas sage” a certainement aidé l’enfant à pressentir cette possibilité folle d’un… passage, et cela (cette intuition), mais c’est peut-être une chance pour eux tous, “les autres”, n’est peut-être pas donné à tout le monde.
Cependant il y aurait bien toujours, et nous devrions nous en rappeler, une sorte de dramaturgie personnelle à l’acquisition de la lecture littéraire et aux découvertes que celle-ci entraîne invariablement, cette possibilité infinie de découvertes intérieures et d’aventures immobiles, opaques aux regards extérieurs mais tempétueuses dans l’âme des lectrices et des lecteurs.
Nous devrions, dès lors que nous avons prétention à explorer les tenants et les aboutissants de la lecture littéraire, bien considérer ce que son acquisition modifie en profondeur de notre perception du monde réel.
Lorenzo Soccavo.
Extrait de “Pour une nouvelle théorie générale de la lecture de fictions littéraires” 2019 (c)

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