Lire et Dé-lire

Une réalité devenue hors-sol

Pandémie et confinement engendrent un retour sur soi qui peut entraîner une relecture de notre existence et de la manière dont à l’ordinaire nous la fabulons.

Ce serait bête et méchant, ce serait faire montre d’un mauvais esprit que d’être critique vis-à-vis du témoignage, simple et touchant, que la romancière Nancy Huston a confié récemment à la collection Tracts de crise des éditions Gallimard (6 avril 2020, N°34), titré Hors-sol et téléchargeable gratuitement durant la période de confinement.

Mon propos est ailleurs. En fait, l’ampleur de ma surprise à la lecture de ce court texte, car il s’agit bien pour moi de cela, de l’incompréhension qui m’a saisi à la lecture de ce texte, vient bien plus de moi que de son auteur.

Une fabulation hors-sol aussi

Je réalise que mon horizon d’attente de lecteur a été complètement déboussolé par un total effet de surprise, tant mes expériences de lecture étaient depuis une douzaine d’années influencées par son essai de 2008 : L’espèce fabulatrice (Actes Sud).

Dans cet ouvrage Nancy Huston démontrait implacablement et impeccablement comment notre espèce animale est parvenue à acquérir et à préserver une certaine maîtrise sur le monde en fabulant, en mettant le réel en récit, autrement dit : en se racontant des histoires, en fictionnalisant la réalité.

Alors aujourd’hui, même si son récit de soi, la conjoncture et l’assignation géographique justifient amplement le malaise qu’elle décrit, comment Nancy Huston n’a-t-elle pas reconnu, dans cette impression de se sentir soudainement hors-sol, un effet secondaire du sentiment d’irréalité qui peut parfois se glisser dans… la réalité ?

Les terres de fiction sont foncièrement hors-sol. Ce sont des terres déterritorialisées.

Cette pandémie du printemps 2020 pourrait être une occasion de réaliser que la lecture de romans est un moyen plutôt fiable pour appréhender les fictions sur lesquelles sont fondées et sur lesquelles se développent nos sociétés. Certes, cette prise de conscience n’est pas sans risques. Il se peut que pour certain·e·s la ligne de partage entre fictions et réalités – je les mets toutes deux au pluriel – tombe alors, comme en 1989 le Mur de Berlin. Et l’on peut en effet avoir soudain le sentiment d’être hors-sol, mais la lecture de L’espèce fabulatrice peut alors je crois nous raccrocher à l’étrange tessiture du réel.

La France de 1940

Ici, Nancy, les rues sont désertes en plein midi, en plein soleil, en plein Paris. Ces photos qui se multiplient sur ce que nous appelons « les réseaux sociaux », ces photos que vous avez probablement vues vous aussi depuis Berne, ont ramené à ma mémoire une courte phrase à point virgule de Jean-Paul Sartre dans La mort dans l’âme, le troisième roman du cycle des Chemins de la liberté : « Personne sur le boulevard Saint Germain ; rue Danton personne. ». Et son narrateur de poursuivre : « Les rideaux de fer n’étaient même pas baissés, les vitrines étincelaient : simplement, ils avaient ôté le loquet de la porte en s’en allant. C’était dimanche. Depuis trois jours c’était dimanche… ».

Étrange comme cette phrase des années quarante entre en résonance avec ces vues de 2020 capturées par des smartphones. Cela fait maintenant plusieurs semaines que c’est dimanche et l’ennemi invisible. La limite où est-elle ?

« Quand les limites s’effacent, entre le réel et l’irréel et qu’on peut passer librement de l’un dans l’autre, le premier sentiment qu’on éprouve, contrairement à ce qu’on croit, est le sentiment que la prison s’est rétrécie. », écrit Jean Giono dans Le hussard sur le toit, un roman dont la lecture s’impose aujourd’hui tout autant que celle de La peste de Camus.

La réalité comme un miroir brisé

Comme il y a des effets de réel dans la fiction, force nous est de reconnaître des effets de fiction dans le réel. La réalité dépasse la fiction en ce sens peut-être que cette dernière jouerait comme une production d’anticorps pour nous permettre d’encaisser le coup de ce que ses effets de réel nous imposent soudain d’imprévisible et d’incompréhensible.

C’est comme si le miroir de la réalité soudain était brisé. Lorsqu’un miroir est brisé chaque éclat s’entête à refléter le monde à son échelle. Cela, qui en apparence ne fait pas puzzle, nous déroute. L’image, la magie (les termes sont l’un de l’autre les anagrammes) sont brisées, ou bien peut-être au contraire opèrent-elles pleinement pour celles et ceux qui peuvent prendre conscience qu’il ne s’agit pas d’être d’un côté ou de l’autre du miroir, qu’il ne s’agit pas de traverser le miroir, mais d’accéder à l’intelligibilité de ce que nous-mêmes reflétons.

Nous sommes miroirs. Et il nous faut, dans cette période que nous traversons comme si elle était, elle aussi, un miroir, relire L’espèce fabulatrice. Ne pas pas trop réfléchir. Faire l’effort de penser ; de panser.

Lorenzo Soccavo
Chercheur en prospective et en mythanalyse de la lecture
Institut Charles Cros

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