Lire et Dé-lire

J’accuse Cervantès !

Quel jeu de dupes entre ces trois là : Cervantès, Alonso Quijano et le Quichotte ? En faisant passer Quichotte pour un dément aux yeux de la postérité Cervantès aurait-il commis un crime contre l’humanité ?

Lire, jusqu’à conférer à la fiction lue le statut de réalité parallèle, si l’on en croit la leçon de morale que les réalistes endurcis chantent en chœur, serait finalement synonyme de folie.

Or je pense qu’il n’en est rien. Dans cette histoire, et dans cet énorme malentendu autour de l’œuvre qui est communément reconnue comme pionnière du roman moderne, Don Quichotte, il faudrait commencer par remettre chacun à sa place.

Cervantès n’est que l’auteur. Sa biographie exacte est peu connue, et peut-être qu’à son échelle et qu’à son époque il ne voulut que réussir un coup littéraire en parodiant les romans de chevalerie qui étaient alors des best-sellers et en se jouant finalement de ses propres lecteurs, de leur attraction pour la fiction tout en pariant sur leur capacité de recul, et aussi tout en feignant de narguer la religion en rentrant finalement dans le rang. L’ouvrage entier en fait est une ahurissante mise en abyme.

Roland à Roncevaux par Gustave Doré

Mais Alonso Quijano, le véritable personnage principal, le gentilhomme désargenté qui se réfugie dans la lecture peut toujours, lui, être considéré à travers les siècles comme l’archétype du lecteur de fictions littéraires. En conséquence de quoi Don Quichotte, le personnage inspiré d’Amadis de Gaule qu’Alonso s’efforce de devenir dans la vraie vie, peut lui être considéré comme le paradigme, voire le prototype, du fictionaute, cette part subjective de soi que la lectrice ou le lecteur d’œuvres littéraires projette spontanément dans les mondes fictionnels qui se déploient mentalement lors de cette singulière opération couramment appelée lecture.

La mort de Don Quichotte est un moment métaleptique (de passage entre les mondes) cruel. Alonso dort six heures et la septième heure il s’éveille porteur d’une révélation divine qui lui fait déclarer ceci : « J’ai la raison libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l’ignorance dont l’avait enveloppée l’insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie. ». Ne fait-il que réciter ce que la prudence l’oblige à dire pour absoudre Cervantès : « Tout ce que je regrette, c’est d’être désabusé si tard qu’il ne me reste plus le temps de prendre ma revanche, en lisant d’autres livres qui soient la lumière de l’âme. » ?

Don Quichotte s’efface pour que Quijano meure. Mais les siècles ont bien démontré que Quichotte était en fait devenu tout autant un vivant que Cervantès. Qui peut dire combien de personnes interrogées aujourd’hui lors d’un micro-trottoir lui attribueraient une véritable existence historique au même titre que Roland le Preux mort à Roncevaux ?

Au terme de son chef-d’œuvre Cervantès s’est malheureusement démasqué pauvre marionnettiste qui n’a pas le cœur d’un Geppetto.

A moins de ne pas les prendre au premier degré, ses mots sont terribles : « car mon désir n’a pas été autre que de livrer à l’exécration des hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie, lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu’en trébuchant, et tomberont tout à fait sans aucun doute. » .

Pour ce que j’en connais, les multiples adaptateurs de l’œuvre resserreront tous ensuite le nœud coulant de cette corde. Pendre la folie d’Alonso. Un autre sort fut réservé au héros shakespearien de La Tempête ; dans son Prospero’s Books Peter Greenaway en fait presque un démiurge, pas un taré.

Résister à la furie des langues et à leur confusion, à leur emprise et à leurs méprises.

Le Chevalier à la triste figure lui, Quichotte, le fictionaute, l’ange d’Alonso, paraît en 1605, et la célèbre gravure de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable en 1513. Ils sont toujours, la Mort et le Diable, tapis derrière les lignes, et nous autres, lecteurs, accompagnons Quichotte comme les anges Damiel et Cassiel dans Les Ailes du désir de Wim Wenders.

Qui sait si les anges n’existent pas vraiment dans des mondes immatériels, dont ceux tissés de lettres seraient justement l’essence ; ou le reflet.

Lectrices et lecteurs sont des primates voyageurs hypersensibles, et c’est dans cette prise de conscience qu’est je pense le véritable don du Quichotte : un cadeau immémorial fait aux lectrices et aux lecteurs de tous temps pour les aider à découvrir leur ange dans ce qu’ils projettent d’humain dans des mondes imaginaires.

Voyez, voyez en vous, Quichotte se lever et avancer, lentement, oui voyez Quichotte prendre lentement forme depuis l’invisible cristallinité du langage écrit ; lorsque vous lisez.

Lorenzo Soccavo
Chercheur en prospective et en mythanalyse de la lecture
Institut Charles Cros

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