Lire et Dé-lire

Passage des Patriarches

L’idée d’une séparation entre réalité et fiction induit celle d’un possible passage, franchissable ou pas, de l’une à l’autre, alors que nous pouvons facilement tester que dans la réalité il n’en est rien.

Je me suis, plusieurs fois, rendu volontairement dans ce que nous appelons “la réalité”, en des endroits qui étaient par ailleurs des lieux d’importance dans telle ou telle fiction, et je me suis toujours retrouvé Gros-Jean comme devant.

Que se passe-t-il lorsque je remonte et redescends, plusieurs fois de suite, la rue de la maison d’enfance de Georges Perec, alors que ni la maison ni la rue Vilin n’existent plus et qu’elles ne figurent plus aujourd’hui qu’à l’état de traces dans le Parc de Belleville ? Que se passe-t-il lorsque je me rends à la pointe de l’Île Saint-Louis à la place Louis Aragon, là où Cortázar situe l’action de la nouvelle qui inspirera Antonioni pour son film Blow up ? Que se passe-t-il lorsque je parcours désemparé le Passage des Patriarches, y cherchant le numéro 37 du roman de René Daumal Le Mont Analogue, alors que dans la réalité la voie n’en compte que dix-neuf ? En apparence, il ne se passe rien.

Simplement, une fois sur place, je me questionne sur ma santé mentale.

Car je parle ici d’endroits dont je voudrais, en fait, accéder aux envers. Je constate qu’à chaque fois je « me retrouve Gros-Jean comme devant » et que dans l’expression même je me raccroche encore aux mots. Le verbe “se retrouver” et l’adverbe “devant” entretiennent “en moi” l’illusion d’un voyage intérieur.

J’ai recherché dans la suite romanesque de Roger Martin du Gard, Les Thibault, le numéro précis de l’adresse des Fontanin, avenue de l’Observatoire à Paris. Je ne l’ai pas trouvé. Mais si je l’avais trouvé je n’aurais pas pu y voir celle que voulais y rencontrer, puisqu’il s’agit d’un personnage et que moi je ne suis qu’une personne.

Au fil de la conversation, au cours d’un récent dîner à Charenton-le-Pont, une idée nouvelle pour tenter de forcer le passage m’a été inoculée : celle de commencer la lecture d’un roman et de m’arrêter avant la fin, puis d’en reprendre la lecture au début, et de m’arrêter encore avant sa fin, juste à l’endroit précédent, et ainsi de suite, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce que “quelque chose” cède ? Jusqu’à épuisement ?

Depuis un certain temps je m’adonne à une autre expérience. Mon bureau est face à un mur et je tourne donc le dos à la pièce qui est derrière moi. Il m’arrive parfois de frapper trois petits coups sur le bois du meuble et de lancer à haute voix : « Entrez ! » Invariablement cette mascarade donne consistance à une entité dont je ressens de plus en plus nettement la présence dans la pièce, et qui se rapproche de moi jusqu’au moment où, n’y tenant plus, je me retourne brusquement. Et là : il n’y a rien. Tout comme il n’y a pas de numéro 37 à Paris au Passage des Patriarches. Et, tout compte fait, c’est cela sans doute, ce rien, ce que nous appelons couramment : “la réalité”.

Lorenzo Soccavo

2 réflexions sur “Passage des Patriarches

  • Marguerite Debois

    Bonjour ! Je n’ai pas votre vaste culture littéraire mais j’aime les endroits incertains. Je vous parlerai de la bande dessinée de Fred, où le “héros” se retrouve sur les lettres de l’océan Atlantique, celles qu’on voit écrites sur les cartes mais qui ici sont des îles – étranges, bien entendu -. Je vous parlerai du roman de Stephen King : “22/11/63” . Dans le chapitre 5, la phrase clé est la suivante : “C’est là que j’ai senti mon pied s’enfoncer, exactement comme quand on descend une marche sans s’y attendre.” Vous aurez peut-être noté que la date est celle de l’assassinat de JFK. Ce roman n’est pas un roman d’horreur ou d’angoisse mais un roman de voyage dans le temps, sans grandiloquence. On peut citer Alice au pays des merveilles, etc… Que trouverons-nous entre 2023 et 2024 ? C’est peut-être le moment où la personne que vous invitez à entrer entrera réellement. Remettez-lui mon bonjour.

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  • Bonjour ! Et merci Marguerite pour ce beau commentaire. Ce que vous dites sur des îles qui seraient des lettres ou vice-versa me rappelle les gouffres alphabétiques dans “Les Aventures d’Arthur Gordon Pym” de E.A. Poe. Sinon de tels passages d’un plan à un autre sont bien sûr fréquents dans la littérature, la fiction en général et les arts encore plus généralement. Dans la réalité c’est à une conversion du regard qu’il faut parvenir, mais comme pour nos rêves nocturnes notre volonté est, là aussi, loin d’être omnipotente 😉 Bien à vous

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