Lire et Dé-lire

L’Esprit forestier du Beth

« Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-même la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. »
Marcel Proust – Sur la lecture

« à l’intersection de l’espace et des livres, naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l’impossible vœu d’ajuster ce qu’on lit au vertige du visible. »
Pierre Michon – Vies minuscules

Le rêve par Henri Rousseau

Beth est la deuxième lettre pour la majorité des alphabets sémitiques comme l’araméen et l’hébreu. De lui découle la lettre B de notre alphabet latin. Sa signification est celle d’une maison, d’un espace habitable entre la forme d’un carré et celle d’un rectangle. Par le truchement du mot Bereshit, pouvant être traduit par : « Au commencement », Beth est la première lettre de la Genèse, ce qui signifie que le texte mettant mythologiquement en récit nos origines ne commence pas par un Aleph, première lettre, mais par la deuxième, un Beth. La représentation originelle de l’Aleph est une tête de taureau.

L’apparition de notre propre histoire pourrait donc s’imager par un taureau soudain passé dans une pièce. Tout aurait commencé par ce passage-là. Une force bestiale qui aurait fait irruption entre quatre yeux. Une incarnation animée de l’élan vital qui s’impose. La vie. C’est déjà là considérer l’Alpha-Beth comme un espace-temps en soi. Et puis aussi, notre venue au monde nous place dans le cercle d’une arène dont nous sommes le centre et dont nous ne sortirons que par la mort.

De ces images pourrait surgir le corps questionnant du minotaure et le fil de sa légende que nous pourrions dérouler, mais restons dans l’imaginaire apparent de la Genèse. Je postule l’existence d’un lien d’essence spirituelle entre l’articulation de la marche, le pas, et la diction, l’articulation des sons de la langue, la passion qui s’exprime par la parole, et je pose la question suivante : dans quoi ce premier pas, celui de l’Aleph au Beth, nous fait-il entrer ?

Dans les textes il est dit qu’il s’agit d’un jardin, presque d’un verger. Mais souvent dans les représentations, ce jardin (subliminalement alphabétique) est à la ressemblance d’une forêt (subliminalement textuelle). Les images que nous nous inventons du Jardin d’Éden sont livresques et pas expérientielles. Ce sont celles de forêts peuplées d’une multitude de végétaux et d’animaux, une véritable Arche de Noé déployée dans l’espace, une mise à plat de la Tour de Babel où tous les vivants parleraient encore la même langue et se comprendraient, humains, animaux et végétaux, minéraux aussi, et ce ne sont ni des jardins ni des paysages, ni vraiment des jungles, mais peut-être simplement la luxuriance du monde tel quel, d’avant le déluge du langage.

Les premiers scribes de l’Ancien Testament – testament dans le sens d’une alliance contractée avec les vivants, c’est-à-dire avec les mortels –, ont dû chercher leur chemin dans un réseau de signes qui avait le foisonnement d’une terre non cultivée. L’art des jardins et des paysages (je pense aux Affinités électives de Goethe) relève de la littérature et vice-versa. Dans l’imagier de tout texte, ce jardin-forêt ou cette forêt-jardin de l’Éden, dans lequel notre espèce animale allait apprendre à lire le monde comme dans un livre ouvert, aurait peut-être sa reliure dans la double métaphore du monde comme livre et du livre comme monde. Derrière nous le monde comme livre. Face à nous, les livres comme mondes. Mais en sortant du bois la lecture a fait entrer en nous sa forêt.

En passant par l’écrit la parole est devenue visible sur les rectangles des tablettes puis des pages. Soudain nous avons vu les voix tout comme, ou presque comme dans la forêt nous entendons l’invisible et, lorsque le silence absolu se fait (je pense au film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu), alors le sens nous devient inaudible.

Avancer l’idée que la lecture est sortie du bois c’est comme toucher du bois, pour conjurer le sort réservé semble-t-il à notre espèce animale : le sortilège de marcher entre proclamation du bien et déclamation du mal, entre les bénédictions et les malédictions. La lecture c’est le taureau qui est entré dans la demeure. Il y a souvent un loup dans les textes, comme il y a souvent un renard dans les noms.

A Genèse 3-8 nous pouvons lire : « Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour ». Une présence donc, mais qui n’accède pas au visible. Des regards, les nôtres, qui n’accèdent pas à la présence, à sa lisibilité.

Pendant que nous lisions ce texte, qui dans notre dos s’est approché de nous à pas de loup ?

Lorenzo Soccavo
Chercheur en prospective et en mythanalyse de la lecture
Institut Charles Cros

Une réflexion sur “L’Esprit forestier du Beth

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