La folie des glandeurs

Le Sillage des croyances utiles

« — Ne pas reconnaître son talent, c’est favoriser la réussite des médiocres. »

Eh oui, amis lecteurs, en se rebiffant, Simonin, Audiard et leur cave nous donnaient une fière leçon[1].

Tout le monde (ou presque) connait ce vieil adage : « Beaucoup d’appelés peu d’élus ».

Et pourtant, cet avertissement ne décourage jamais un artiste.

Il est persuadé que cette sentence s’applique aux autres, mais pas à lui. Car lui possède un vrai talent !

Pourrait-il en être autrement ?

Sans cette conviction essentielle, pourrait-il vraiment prétendre à essayer de faire ce métier ?

C’est certainement ce que l’empereur Néron rêvait d’enseigner à l’esclave qui était le sosie de sa deuxième épouse[2], en l’obligeant à chanter à pleins poumons :

— Je suis une Poppée de cire, une Poppée de son.

Mais, à part gagner l’Eurovision, que vient faire Néron dans cette histoire ?

(J’espère que vous me pardonnerez de le citer. Une fois n’est pas coutume, vous le savez bien.)

On en a dit beaucoup de mal, et c’est vrai (j’en conviens sans effort), il était frileux.

Mais ça ne suffira pas à expliquer ou à justifier l’incendie de Rome en 64. Car, à sa décharge, Néron était vraisemblablement à Antium à ce moment-là. Le brasier ne l’a donc pas beaucoup réchauffé.

Parlons plutôt de ses réelles dispositions à la lyre basse : un groove du diable façon Marc Knopfler[3], bien connu des spectateurs venus assister à ses nombreux concerts.

À ses concerts, oui.

Car Néron a cru en lui !

C’est là ce qui nous intéresse (comme le présageait déjà le titre).

Il a cru en ses dons de musicien.

Non content d’être le saint patron des gens du cirque, il est donc probablement l’archétype de la confiance en soi.

La foi en nos propres capacités est peut-être la pierre angulaire de notre destinée.

Tous les êtres humains sont pressés de s’établir.

(Je vous préviens qu’il sera difficile de me contredire sur ce point.)

Et les artistes, eux, sont pressés d’être reconnus. Sans doute afin que les conditions soient réunies pour qu’ils puissent vivre de leur art.

Cette impatience serait, en quelque sorte, exigée par la brièveté de la vie.

On dirait même que cette hâte est commune à pratiquement tous les mammifères.

Je dis : « mammifères » au lieu de parler des espèces en général, car il serait hardi d’avancer que les amibes ou les protozoaires passent de l’indolence à la précipitation.

Il est difficile de savoir s’ils se dépêchent de vivre.

Peut-être que oui.

Auquel cas la hâte serait universelle.

En art, l’illusion de notre importance ne modifie notre vie que si elle se transforme en certitude de notre importance.

Néron se languissait de se faire connaître par ses prédispositions d’homme-orchestre.

C’est ce qui lui a fait quitter Rome pour aller faire une tournée en Grèce.

Gala où, soit dit en passant, il a remporté tous les prix (y compris les courses de chars), tant les Grecs étaient flattés de recevoir chez eux un personnage aussi illustre.

Il nous a ainsi laissé l’image d’une vedette, d’une pop-star de l’envergure d’Elvis Presley ou de David Bowie.

Soulignons que je ne parle pas de lui par « nérolȃtrie », mais parce que c’est le seul empereur à avoir joint sa carrière de monarque à celle de saltimbanque.

Et pourtant, il n’y était pas porté par son entourage, c’est le moins qu’on puisse dire.

Basée sur la brutalité de ses conquêtes, la société romaine considérait les métiers liés au théâtre et au spectacle comme des activités viles et basses.

Dans le cas de ce bon vieux Néron, le psychanalyste sans frontières parlera (comme pour Louis avec son Versailles) d’une « auto-efficacité ».

Je me souviens avoir noté sur un vieux ticket de train (déformation professionnelle et constant souci de recyclage), qu’une personne peut avoir foi dans ses capacités quant au fait d’accomplir une tâche spécifique (par exemple : peindre un tableau, faire du théâtre, écrire un livre), alors même qu’elle manque de confiance en elle-même de manière générale.

Chers artistes, il y a si peu de place au sommet.

C’est un territoire tellement convoité.

Mais sa conquête n’explique jamais ce que veut dire le mot « moi ».

Une entité qui, sans craindre le pléonasme, se résumerait à l’individu indivisible ?

D’où l’importance, alors, de se préciser soi-même par des lisières.

Ce n’est pas facile d’imprimer sa marque, c’est bien vrai.

Mais celle-ci, même si elle n’est pas gigantesque, peut être relativement ample.

Tout n’est qu’une question de vraisemblance dans les détails.

Les ambitions musicales de Bronson dans le film Il était une fois dans l’Ouest, par exemple, se limitent à la maitrise de l’harmonica. Une version où il jouerait de l’accordéon est-elle envisageable ?

Mon esprit s’use, je le sens bien.

Tout comme le computer HAL[4], je me désapprends.

C’est normal, tout le monde pense à ce qu’il aurait pu devenir si son talent n’avait pas été mis sous le boisseau et, arrêtez-moi si je me trompe, j’irai jusqu’à dire qu’il est légitime de le regretter, car notre imaginaire échafaude souvent des schémas idylliques.

Mais il faut apaiser son âme et économiser toutes nos pensées importantes.

Courage ! la vie, insondable, reste devant nous.

Mes parents, l’esprit encombré par leur survie et autres futilités superficielles, ne croyaient ni en eux, ni en moi.

Ils esquivaient les questions qui me semblaient primordiales : pourquoi, à l’inverse des autres créatures, sommes-nous conscients que nous allons mourir ? À quoi cela nous sert-il ? À quoi rime tout ça ?

Une réponse m’aurait peut-être dispensé de rechercher la bienveillante protection d’Épicure.

En lieu et place, ils m’ont proposé leur modestie.

Aujourd’hui, j’écris des textes à prétention humoristique.

Ceux qui ne les apprécient pas les trouvent déprimants (voire névrosés).

Mais je remets tout de suite les pendules au milieu du village : si vouloir rire est un désir dépressif, alors, sans aucun doute, je le suis.

Et je refuse tout soin.

Rire est une constante vitale sur laquelle la réalité opère un hold-up permanent. Ou bien est-ce le contraire ?

Bon…

Mes réflexions sur l’échec de notre immortalité et de notre présence sur le podium peuvent interpeller, je m’en rends bien compte.

Le sujet pourrait même se révéler anxiogène et, comme d’habitude, l’appréhender d’un seul coup de dé n’abolira pas le hasard et ne suffira probablement pas à nous faire rigoler davantage.

Alors nous allons nous quitter en chansons avec l’ami Peter et ses compagnons de la Genèse qui, bien avant le Brexit, lorsqu’ils prétendaient nous vendre leur pays « au poids », nous parlaient de la nature du destin et de ses augures :

♫ There’s a fat old lady outside the saloon ;

Laying out the credit cards she plays Fortune.

The deck is uneven right from the start ;

And all of their hands are playing apart.[5]

Encore merci pour vos sourires, pour vos like, pour vos gentils commentaires et vos abonnements.

Georgie de Saint-Maur

[1] Cette citation est extraite du film de Gilles Grangier Le Cave se rebiffe (1961), adapté d’un roman d’Albert Simonin. Dialogues de Michel Audiard.

[2] Poppæa Sabina était la seconde épouse de l’empereur Néron. Elle mourra en 65, assassinée par ce dernier à coups de pieds (selon Suétone).

[3] Marc Knopfler est un des fondateurs du groupe Dire Straits, en 1977.

[4] HAL (IBM en changeant chaque lettre par celle qui lui succède) est l’ordinateur fou que l’on débranche progressivement dans 2001 l’odyssées de l’espace, un film de Stanley Kubrick, sorti en 1968.

[5] (+ ou -)

Il y a une grosse vieille dame devant le saloon ;

Elle prédit la fortune en lisant dans des cartes de crédit.

Le jeu est complètement truqué depuis le départ ;
Et toutes les arcanes y jouent un rôle.

2 réflexions sur “Le Sillage des croyances utiles

  • FRANCOIS

    Tout cela a-t-il un sens?
    Nul ne le sait mais dans tous les cas vos textes prêtent à se questionner, à sourire et parfois à rire. De quoi donner un sens à la vie.
    Tout simplement merci.

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    • Georgie de Saint-Maur

      Merci d’avoir pris le temps de me lire, François.Très content que mes textes vous plaisent.

      Répondre

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