La lecture est une question d’espace
Dis-toi que nous n’en finissons pas de naître
Mais que les morts, eux, ont fini de mourir.
Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood
Avoir un nom de lieu – celui d’un quartier de Naples dans la Campanie – et n’être ailleurs que pour porter ce nom hors du lieu. Naître ailleurs. Est-ce possible ? Qu’est-ce que cela questionne ? Que faisons-nous des noms, de nos noms ? Les portons-nous comme nous portons des valises, ou bien les portons-nous comme des chapeaux ? Et eux, les noms, que font-ils de nous ?
Pendant douze ans, de 1962 à 1974, de l’âge de deux ans et demi à celui de quatorze ans et demi (notons d’entrée de jeu que la racine numérique de 1962 [1+9+6+2] = 18 = 1+8) est 9, et celle de 1974, 3, ce qui laisserait déjà entendre qu’au cours de ces années, bien qu’avançant en âge, j’aurais quelque part rebroussé chemin) j’ai porté le nom que je porte dans un endroit où les noms bougent encore en 2020, voire semble-t-il changent carrément de place. Les lieux semblaient pourtant bien avoir alors un nom. C’était même le nom du lieu et celui-ci était : Mitry-le-Neuf. Mais déjà la gare était la gare de Villeparisis (en fait la gare, aujourd’hui encore, est commune à deux lieux dont elle est mitoyenne, et je ne retrouverai ce nom de Villeparisis que bien plus tard chez Proust, grâce à Madame de Villeparisis), la mairie n’était déjà que mairie annexe d’une autre commune qui m’apparaissait alors bien lointaine, n’étant pas celle avec laquelle nous partagions la gare, elle était carrément de l’autre côté des terres, de l’autre côté d’un océan de blé et elle s’appelait Mitry-Mory, mais, depuis, le nom de Mitry-le-Neuf semble comme s’être effacé pour devenir celui d’un quartier que je ne puis situer précisément alors que l’ensemble de Mitry-le-Neuf aurait pris le nom de Mitry-Mory et que Mitry-Mory prenait celui de… Mitry-Claye. Comment dès lors qualifier ce lieu qui n’est par ailleurs ni ville ni village, ni périphérie ni banlieue, qui n’est pas la province non plus. Ce n’est pas la campagne ce n’est pas la montagne ce n’est pas le bord de mer. Ce n’est pas touristique. C’est. Simplement. C’est. Les lieux. Pourrais-je dire. Pendant douze ans.
Je suis retourné plusieurs fois sur les lieux en 2020. Je suis allé en 2020 m’attendre à la sortie de l’école primaire. Je n’ai pas vu sortir le petit garçon que j’étais tout comme lui ne me voyait pas l’attendre. M’attendre. Le temps est ce qui nous empêche de nous voir pour que l’espace conserve une certaine cohérence. Ce faisant l’espace abolit presque la distance temporelle. Le temps nous rend seulement l’un à l’autre invisibles. L’absence que nous sommes l’un à l’autre, et cela l’un comme l’autre nous l’avons toujours ressenti, nous le ressentons, n’est cependant que dans cette illusion temporelle, car, toujours, c’est ensemble que nous avons été, c’est un seul et même que nous sommes. Vouloir nous séparer serait illusoire.
Pour ce qui est de l’espace, notre pensée peut toujours récupérer les accrocs dans la tapisserie. Si nous ne sommes pas trop regardants les espaces demeurent semblables à eux-mêmes. Une ressemblance, au pire une vraisemblance fera toujours l’affaire. L’espace a une pesanteur à laquelle il doit son apparente stabilité de laquelle le temps, lui, s’échappe. Le temps fuite. Ces premières années je était encore dans la foulée de son moi de départ, premiers mois des premières années et premiers émois des premiers pas et des premiers mots, et les maux des pas ceci et pas cela, premiers inter-dits et problèmes de diction. L’articulation au monde se fait dans l’écho pas à pas du passé.
Chercher sa propre étymologie pour devenir sa propre métaphore, pour se délier de son nom d’état-civil, le dé-lire en quête de son nom véritable, celui qui traverse les âges et s’échappe des deux extrémités du parcours, la naissance, la mort. Le temps, lui, est l’affaire du récit, mais c’est en progressant dans l’espace ouvert par des lectures, dans ce perpétuel dé-lire là, que je peux retourner au moment où le langage s’est saisi de moi au cours de la première moitié des années soixante, et de l’école. Retrouver le B-A-BA de la signifiance dans l’insignifiant des décennies écoulées depuis lors. Car dès lors en zootechnie la succession des apprentissages était depuis belle lurette chose très bien réglée concernant l’éducation des jeunes enfants. La lecture est une question d’espace parce que le langage se cristallise en texte dès que, ou presque.
C’est curieux comme les espaces continuent à circuler en nous quand nous ne circulons plus en eux. De la place Pasteur me semble-t-il jusqu’à la rue où était durant toutes ces années la maison, devenue maison intérieure, je m’y rends encore souvent la nuit en rêve. Qu’est-ce que se rendre ? A posteriori ce devait être là-bas un espace incitant à la lecture (dans la partie du jardin devant la maison il y avait d’ailleurs des lilas : lis là !). Je suis venu à la lecture (ou la lecture est-elle venue à moi) dans cet espace-là.
Les outils de visualisation permettent aujourd’hui d’amener à soi des images du passé. Le 30 août 1963, à peu près à l’époque de mon arrivée sur les lieux, une vue aérienne montre bien la posture d’arrêt du lieu face à la plaine (voir illustration, source IGN), avec des rues comme des jetées, des rues qui aboutissaient mais ne débouchaient nulle part. (L’on ne peut pas me voir sur la photo mais j’étais là.) Un espace, comme tout espace, sous une influence temporelle qui peut être celle d’une narration. Au lieu d’un front de mer un front de plaine, une mer de terre, océan de blés dans le flux. En plaine la seule cime est cime-tière, et le cimetière était au bord de la grande route et sur ses trois autres côtés étreint par les blés. Cime-tiers : moi, l’endroit et l’envers. Tout proche le cimetière dans son écart, à une rue seulement de la maison. On le voit nettement comme une enclave sur la photographie aérienne. Sortilège des espaces. Espace en sort celé dans les mots. En jouant avec la molette de la souris d’ordinateur je peux aujourd’hui zoomer ou dézoomer sur la vue et alors parfois des ensembles de rues dessinent comme des toiles d’araignées. Et bien que je sois parti depuis longtemps, des cris de la cour, je-il, reste, de moi, là bas, en taire, de moi, tel un sot caveau. Eux, les noms, que font-ils de nous dans le temps et l’espace ?
Lorenzo Soccavo
Chercheur en prospective et en mythanalyse de la lecture
Institut Charles Cros
Intéressant mais un peu nombriliste, non ?
À moi de l’être.
Dans mon adolescence, j’avais écrit : “L’espace est immuable et le temps le traverse.”
A la réflexion je conçois que ce texte puisse donner l’impression d’un certain nombrilisme en effet, mais ce qui est important c’est que son intérêt prédomine malgré ce biais, car en vérité j’ai surtout l’impression d’être là mon propre cobaye. Comme votre propre réflexion sur l’espace et le temps en témoigne ce sont là des interrogations universelles qui nous traversent toutes et tous. Et d’autres peuvent peut-être s’inspirer ou s’aider de ma démarche ou de mes réflexions (?).
Bonjour
Le nombrilisme que j’ai cru perçevoir n’exclut pas le talent et votre texte explore des domaines intéressants !
Bien à vous
Post-scriptum au texte initial :
Dans ce deuxième temps de confinement je suis retourné sur les lieux par le détour de la Toile (Web). Finalement ce genre d’interface de cartographie numérique semble projeter dans l’espace du visible des presque équivalents de processus mentaux de visualisation et de remémoration. Selon le degré d’agrandissement, de rapprochement, ou au contraire de rétrécissement, d’éloignement, que nous donnons à la scène, d’une part le cadre et le hors-champ s’en trouvent modifiés, d’autre part, la toponymie se spectralise. En clair des noms de lieux apparaissent ou disparaissent selon. En écho s’opèreraient peut-être une dilatation ou un amoindrissement des souvenirs, selon… Ainsi, à en croire un certain niveau de zoom sur la carte digitale tout aurait été toujours clair dans les faits et rien n’aurait changé sur le terrain : Mitry-le-Neuf et Mitry-Mory. Et Mitry Claye serait le nom de la gare commune à Mitry-Mory et à Claye-Souilly, qui apparait cependant bien en recul sur la carte, comme la gare de Villeparisis-Mitry-le-Neuf porte un double nom. Apparemment que l’on soit d’un bord ou de l’autre de la ligne du chemin de fer déciderait du nom de la station, à moins que la répartition se fasse à partir de la voie d’eau parallèle du Canal de l’Ourcq. Mais ai-je vraiment habité ce lieu qui aujourd’hui se délite en moi ? Hier comme aujourd’hui la terre sur laquelle ses habitants réels marchent peut bien être terre d’aventures dans la tête de leurs enfants ou d’un pauvre fou comme moi. Le délitement du lieu n’est pas celui de ce territoire mais celui de mon propre monde intérieur.
A l’étrange sentiment de paix qui m’envahit lorsque je retourne marcher dans ces rues se mêle incontestablement, il ne me vient pas un instant à l’esprit de le contester, une certaine confusion mentale. En somme, le temps passe et rien de fondamental ne change. Le lieu et moi nous restons l’un à l’autre fidèles. Mais probablement suis-je l’une des dernières personnes que je puisse croire.
Ecrit il y a trois ans, en 2017 :
Avec les années, les lieux fréquentés dans notre passé s’estompent progressivement dans notre mémoire. Leurs images deviennent plus floues et incertaines, mais elles demeurent en nous cependant. La vision intérieure que nous en avons leur confère le poids de la nostalgie et, pour se préserver, leur étendue se limite à de petits territoires bien circonscrits, sans plus rien à l’entour d’eux. Le seuil d’une porte, une partie de couloir, un escalier, un coin de véranda, un arbre. Mais telles sont également les images qui nous restent en mémoire de certaines de nos lectures romanesques passées, de telle manière qu’avec le temps notre imagerie mentale des espaces réels, dans lesquels nous avons effectivement vécu, et, les vestiges des images de ce que nous avons pu visualiser lors de certaines de nos lectures, se rapprochent l’une de l’autre, et finissent par acquérir le même degré de sensibilité et de vraisemblance. Avec le temps, il nous semblerait bien que nous ayons autant vécu dans la réalité que dans les livres.
Je crois qu’il est possible de comprendre votre texte en rappelant que si tout espace a une forme, l’espace pour les humains n’a pas de forme immuable (en dehors des modifications territoriales comme celles décrites), il est une succesion de formes comme le montre le texte. L’espace du vécu de l’enfance est, disons, centré sur le corps de l’enfant, ses ressentis, ses connaissances et les connaissances de son environnement. L’espace obtenu par l’intermédiaire de Google actuellement est plutôt ce que je nomme “surface de Grothendieck”, c’est-à-dire qu’il intègre des dimensions que seules les mathématiques de G. permettent parce qu’elles sont intgrées dans notre smartphone. Dans cette nouvelle forme la forme géométrique de l’enfance y a sa place mais comme un îlot. Le temps est une métrique comme dans le cas de la Reine rouge. Notre décisision “je vais là” et en tenant compte du véhicule utilisé confère une métrique à la forme qui nous permet de nous déplacer dans la géométrie de l’espace.
Merci Michel Filippi pour ce commentaire, en effet : “Dans cette nouvelle forme la forme géométrique de l’enfance y a sa place mais comme un îlot.” !
Au final : « Rien n’aura eu lieu que le lieu. » (Mallarmé).