Les tartes aux pommes de Lahire
Cachez-lui qu’elle les préfère ;
Car ce doit être, par ma foi
(Et sera toujours, je l’espère),
Un secret entre vous et moi.
Le syndrome de Lahire est un tout petit peu plus malaisé à définir. En fait, il réside dans ce que le valet de Cœur ne possède pas (ou ne possède plus) : un goût immodéré pour les tartes et les tartes elles-mêmes.
La comptine est sans appel :
« C’est la Reine de Cœur,
Qui avait fait des tartes,
Tout un long jour d’été ;
C’est le Valet de Cœur,
Qui a volé les tartes,
volé et emporté ! »[1]
Mais un poème nébuleux libellé comme suit, est déclamé avec passion par le lapin blanc et vient totalement innocenter le coupable :
« J’en donnai trois, elle en prit une ;
Combien donc en recevrons-nous ?
(Il y a là quelque lacune.)
Toutes revinrent d’eux à vous. »[2]
Et avant toute chose, depuis le temps que je vous en parle, qu’est-ce qu’un syndrome ? Un groupe de plusieurs symptômes caractéristiques d’une maladie déterminée et constituant une entité clinique reconnaissable. Ainsi, un syndrome est usuellement présenté sous la forme d’une table de symptômes qui, associés, permettent de fonder le diagnostic. Le syndrome est établi si, par exemple, le sujet manifeste un certain nombre de symptômes sur ceux proposés par la table.
J’ai ainsi établi trois priorités dans la liste des symptômes qui me semblent les plus représentatifs du syndrome du Valet de Cœur d’Alice.
– Le Valet de Cœur est (quelque part) curieusement kleptomane, mais irrépressiblement tortamaniaque[3]. De plus, il restitue toujours le produit de ses larcins (uniquement des tartes aux pommes).
– Le Valet a une forte personnalité Crow[4], incapable de résister au parfum des tartes. On peut même avancer l’hypothèse d’une addiction à cette pâtisserie.
– Le Valet est égoïste et narcissique, il ne partage avec personne et se contente de posséder brièvement la marchandise, sans la manger ni la négocier.
Les tartes sont-elles, après un tel traitement, toujours appétissantes ? Probablement pas. Tout juste mangeables nous dit le Roi de Cœur.
Mais approchons-nous de lui (le Roi) : ce n’est qu’un pauvre homme tyrannisé par sa méchante femme (une sorte de Harpie[5] sanguinaire), c’est donc elle et non lui, qui devrait en bonne logique dévorer sa production de tartes.
Mais honnêtement imaginerait-on une telle virago se mettre à cuisiner des mets succulents ?
Et surtout en a -t-elle promis au Roi ? Rappelons que dans la mythologie nordique, la déesse Idunn est la gardienne des tartes aux pommes qui confèrent l’immortalité aux dieux. Un mythe célèbre raconte que le géant Thjazi se métamorphosa en aigle et déroba Idunn et ses tartes, contraignant les dieux vieillissants à la récupérer, puis d’abattre le géant.
La Reine en gentille pâtissière ? Cela nous semble impossible. Et c’est là précisément le nœud de l’affaire : la Reine n’a rien cuisiné du tout ! Ce que l’on reproche au Valet n’a jamais eu lieu !
N’oublions pas que la tarte aux pommes, associée au péché originel dans les traductions du Livre de la Genèse, symbolise souvent en Occident le fruit défendu, voire l’acte sexuel. Ne perdons jamais de vue l’usage qu’en fait Jim Levenstein (Jason Biggs) dans American pie. Le vol commis par le Valet est donc la garantie sinistre des prétendus talents culinaires de la Reine, de sa fidélité envers son époux, de sa bonté envers ses sujets, mais aussi de la consommation du mariage.
Le Valet est karpdioulkéïque[6]. Or si on arrache le cœur du Valet de Cœur, il devient le Valet de tout le monde, il fait litière de son corps et il devient l’éternel bafoué.
Que lui reproche-t-on encore ? Il N’A PAS volé les tartes, ce sont des tartes imaginaires. Il ne les a pas restituées (ainsi que son ami lapin blanc essaie de nous le faire accroire). Le Valet est principalement coupable d’apathie.
Le syndrome du Valet de Cœur est donc un retour de bâton pour un acte non commis : un sentiment d’injustice.
Les individus qui en souffrent sont légion. Ce sont généralement des personnes qui ont des chefs qui n’hésiteront pas à les sacrifier pour les intérêts supérieurs de la nation, ou, encore plus simplement, pour leur propre escompte. Soit le Valet ne respecte pas, ni ne protège, sa hiérarchie directe[7], et il perd alors toute importance, soit il se sacrifie pour elle et cette dernière le supprime.
De là à déboucher sur le syndrome du larbin, il n’y a qu’un pas. Allons-nous le franchir ?
Ne nous étonnons pas, en tout cas, si la comptine se termine sur ces vers :
« Le Roi de Cœur
A demandé les tartes,
Et le Valet, comme plâtre, a battu ;
Le Valet de Cœur[8]
A rapporté ces tartes
Et a juré qu’il ne volerait plus »
C’est tout les amis.
[1] The Queen of Hearts,/She made some tarts,/All on a summer’s day;/The Knave of Hearts,/He stole the tarts,/And took them clean away.
[2] Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
On m’a dit que tu fus chez elle/Afin de lui pouvoir parler,/Et qu’elle assura, la cruelle,/Que je ne savais pas nager !/Bientôt il leur envoya dire/(Nous savons fort bien que c’est vrai !)/Qu’il ne faudrait pas en médire,/Ou gare les coups de balai !/J’en donnai trois, elle en prit une ;/Combien donc en recevrons-nous ?/(Il y a là quelque lacune.)/Toutes revinrent d’eux à vous./Si vous ou moi, dans cette affaire,/Étions par trop embarrassés,/Prions qu’il nous laisse, confrère,/Tous deux comme il nous a trouvés./Vous les avez, j’en suis certaine,
(Avant que de ses nerfs l’accès/Ne bouleversât l’inhumaine,) /Trompés tous trois avec succès.
[3] Torta-manie : manie des tartes.
[4] Voir les aventures de The Fox and the Crow, un couple de personnages de dessins animés, un renard et un corbeau anthropomorphes, créés par Frank Tashlin.
[5] Les Harpies sont des divinités de la dévastation et de la vengeance divine. Plus rapides que le vent, invulnérables, caquetantes, elles dévorent tout sur leur passage, ne laissant que leurs excréments.
[6] Καρδιουλκέω arracher le cœur pour le jeter dans le feu du sacrifice.
[7] Dans le cas qui nous occupe (un jeu de cartes) : la Reine.
[8] Le valet de cœur est appelé « Lahire ». Son origine est incertaine, mais il pourrait s’agir d’une référence à « La Hire », surnom d’Étienne de Vignolles, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc.