Sens inique
« — Mais, ma parole, tu encourages les humains à se reproduire, s’indigna Jorch.
— Eh alors ? rétorqua son ami.
— Alors ? Mais tu trahis le serment des Hommes-bougies !
— Le serment des quoi ?
— Les Hommes-bougies n’ont peur que d’une chose, René, ils ont peur des anniversaires. » (L’École des jours, 1972)[1]
Eh oui, vous l’avez deviné, nous allons parler du temps qui passe et qui repasse (comme le fer du sketch d’André Bourvil) et nous allons nous concentrer sur sa perception, sur son ressenti.
Il ne sera pas question de transgresser le temps, il nous a fallu des siècles pour le domestiquer. Il permet de fragmenter la vie en éclats prévisibles pour les rendre bénéfiques.
Oui, nous serons dociles, mais Sophocle nous prévient : sans désobéissance, le cadavre du frère d’Antigone servirait de repas à Créon. Nous essaierons de fomenter un complot libérateur.
Commençons nos transmutations avec le doux Kairos.
Il symbolise la qualité, lorsque vous avez l’impression que les instants s’arrêtent.
Par exemple : vous êtes tellement absorbé par une activité que les heures semblent s’évanouir.
Avec Kairos vous ne regarderez pas votre montre. Même s’il peut énormément varier selon vos expériences et les saisons de votre vie, Kairos est toujours le temps opportun.
Aristote, dans ses célèbres crises de démence où il se prenait pour un chien, le définissait comme « le moment à saisir », les imprévus significatifs où tout peut basculer. L’idée étant de laisser place à la spontanéité, de se libérer du passé terminal.
« Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre. »
Bertolt Brecht (10 février 1898-14 août 1956) Le poème aux jeunes – À ceux qui viendront après nous.
Quand je me vois rentrant des courses avec mon fidèle caddie à roulettes, je pense à ma grand-mère Hélène, une gentille femme courageuse et généreuse.
S’est-elle posée la moindre question sur le sens de sa vie ?
Non, je ne crois pas, elle était là tout simplement.
Cette acceptation benoîte est peut-être la clef du bonheur.
Un proche m’a dit :
— Il vaut mieux agir comme si on était éternel. Pouvoir se projeter dans un million de projets.
C’est finalement ce que font la plupart des gens.
Mais moi je n’y arrive pas : tel est mon héritage obstructif.
Néron menait une action chancelante contre le temps. Sa Domus aurea[2] et son Colosse nous prouvent que ses adversaires n’étaient pas les améliorations mais les hésitations.
De toute manière, le peuple romain en avait marre de voir Néron tout nu, surtout que la statue de Zénodore faisait plus de 30 mètres.
À son image, l’héritage obstructif hésite mais il peut être immatériel.
Il peut être celui qu’on ne souhaite pas spécialement recevoir : la société qui nous façonne en marge de notre éducation, à la manière des dommages collatéraux d’une attaque aérienne.
Ou encore, par exemple, des lambeaux de notre civilisation.
Des morceaux hétéroclites imposés par l’époque qui nous est impartie (et non choisie) : la bande-son du monde, son bruit et sa musique ; la mode ; les courants dominants de pensée ou d’idées ; les choix massifs (entendez : de masse) ; les politiques et, d’une manière plus générale (puisque tout est résolument possible), le degré de permissivité et de tolérance de la collectivité.
Chronos n’aime pas les désobéissants. En comptant les révolutions terrestres, il est mathématique. Pire, il est une loi.
La jurisprudence peut (parfois) faire évoluer une loi mais, en général, c’est surtout l’interprétation qui réalise ce prodige.
Le temps a des principes utiles et justes, et le nombre, en matière d’interprétation, ne suffira peut-être pas aux exigences des circonstances.
J’aimerais laisser une trace, comme un soleil ! Mais je me borne au rire, plus accessible à un pitre.
Néron avait un certain sens de la probité. Ses insinuations sur le temps oppressant dénoncent une injustice. En tant que solitaires, nous ne serons que des témoins, et nous n’aurons au mieux que le statut d’objecteurs.
Ou alors peut-être prendre le temps de faire le bien ? Tous ensemble ?
Je ne suis pas accroché aux basques de mon solipsisme ou réfugié sous les jupes de ma nostalgie, mais, hélas, je ne sais pas très bien faire le bien (je pense toujours qu’il s’effectue au détriment du mal nécessaire).
Oui, laisser une trace comme un soleil, mais pas question de prendre exemple sur Louis XIV. Sa façon de rire me ferait pleurer.
En tant que psychanalyste sans frontières, j’appellerai cette attitude de revendication/identification : le « complexe de Sancho Pança[3] »
Sancho vit les mêmes aventures que son maître, mais ne dispose pas de son envergure. Ladite envergure étant la folie.
Sancho, lui, ne se prend pas pour un chevalier errant, mais il « errera » quand même sur le dos d’un équidé.
De façon beaucoup plus courante, l’héritage obstructif sera matériel.
Nous avons tous un sentiment de loyauté envers nos parents. Ils nous ont donné la vie, c’est vrai. Mais leur vie n’est pas la nôtre.
La maison étouffera sous le poids des possessions.
Le choix de stocker leurs affaires peut s’avérer très onéreux.
Ne laissons pas à nos enfants des lots d’instants à trier. C’est un fardeau.
Essayons de tuer le temps.
Les mesures appelées seconde et nanoseconde ne sont pas vraiment à l’échelle humaine. Le culte moderne des horaires est un facteur de stress. Un mouvement collectif de non-collaboration établirait une quiétude sociale. Mais attention : Chronos la criminaliserait et la condamnerait.
La vie nous demande d’arrêter de penser aux mimes et de ne pas être soumis au culte de l’opéra (ou encore moins à l’artiste). Elle nous invite à jouer et surtout à nous amuser.
Pour réaliser ce merveilleux projet, il faudrait que j’aime les humains. Je veux dire : que j’aime les humains dans leur ensemble. Mais je n’y arrive pas. J’ai mes préférés.
Saturne est supérieur aux autres dieux, il viendra à bout de Jupiter lui-même, tant il est vrai qu’il n’y a rien d’éternel sauf le changement.
Pourquoi alors des mots gentils ? Qu’est-ce que ça cache ?
Le monde ne nous veut aucun bien.
Ça se saurait.
Arriverons-nous au moins à rejoindre l’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut[4] ?
La vie, il ne faut pas trop lui en demander. La vie ce n’est qu’un battement ; un battement de cil ; un battement de cœur ; le battement de la queue d’un têtard ou du flagelle d’un spermatozoïde.
Si elle ne te plaît pas, réjouis-toi tu vas mourir.
Si elle te plaît, de toute façon tu vas mourir.
La seule chose que tu peux décider, c’est de mourir plus vite.
Quand le moment sera venu j’appellerai probablement l’Accabadora, cette femme sarde qui met violemment fin à nos souffrances.
Dans cette folie, je voulais d’abord écrire un texte audacieux que j’aurais intitulé : Le Chrétien des Alpes.
Nouveau « Top chef », mon héros, Évans, le chanteur du groupe Évans et les Étrangers, aurait organisé de lucratives compétitions culinaires à Pompéi.
Hélas, le Vésuve, (sur lequel les participants auraient dû impérativement cuire des fricassées) gronde sinistrement. Le jeu en vaudra-t-il la chandelle ?
Nous sommes quand même à l’automne 79, et il y a déjà 11 ans que Néron est mort.
À propos, vous ai-je déjà parlé de l’empereur Néron ?
Voilà qui est bien gai, n’est-ce pas ?
Nous nous quitterons donc joyeusement avec cette chanson dont la morale nous édifiera :
On dit que les Namurois sont lents,
Mais quand ils sont dedans,
Mais quand ils sont dedans…
On dit que les Namurois sont lents,
Mais quand ils sont dedans,
Eh bien, c’est pour longtemps !
Et surtout ce passage où le poète a donné toute sa mesure :
Trou lala, trou lala, trou lala lalère,
Trou lala, trou lala, trou lala lala !
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Georgie de Saint-Maur
[1] Écrit en 1972 et aujourd’hui fragmentaire, L’École des jours était un roman qui s’inspirait beaucoup de la belle allégorie de la brièveté hasardeuse de la vie humaine : Candles in the rain.
[2] La Domus aurea est un immense palais construit pour Néron, qui couvrait plusieurs dizaines d’hectares. Il comportait plusieurs bâtiments, de vastes jardins, un lac, mais aussi une salle de banquet qui tournait sur elle-même.
[3] Sancho Pança est le serviteur de Don Quichotte.
[4] Abattoir 5 est un film américain réalisé par George Roy Hill, sorti en 1972. C’est l’adaptation cinématographique du roman Slaughterhouse Five or the Children’s Crusade de Kurt Vonnegut, publié en 1969.
Merci pour cette belle prose Georgie. C’est un plaisir de te lire.
Attention, ne bougeons plus, gardez la prose !
Merci Fred.
J’aime bien cette idée de Bergson.
« Le temps réel, c’est-à-dire vécu dans sa subjectivité, peut être appréhendé par un individu comme un moment plus ou moins long selon l’activité réalisée. Les éléments inscrits dans le temps « se pénètrent, sans contours précis » les uns les autres. »
Parfois, on peut se tricher et par là même induire « l’autre » en erreur.
Ainsi, lorsqu’on décide de faire utilité salutaire de lâcheté; Exemple « J’ai pas le temps de t’en mettre une, comme à Jean Quatre merdes (pour le prix d’une seule bien raide comme la main gauche d’un Goebbels) car j’ai piscine ou je dois aller pointer ou.. »
Alors qu’on a bien sûr tout le temps de le réduire en poudre mais nous ne prisons guère les produits lyophilisés. Le temps et la manière dont nous allons l’utiliser (il se laisse quasi toujours faire finalement) dépend en général de la nature de nos appétits.
Mais Morrison (le glas) me lance à travers l’écran « this is the end » et c’est pour nous « vieux soudards écorchés par le vin de la nuit », un peu comme la tournée de Nounours et Pimprenelle et Nicolas à une autre époque. Ce n’est plus le temps des copains et de l’aventure.
Non voici quelque chose de bien plus excitant la fin des inexactitudes, des remises à demain, des procrastinations sans retour. Voici la faux qui se pointe toute drapée de sa certitude blanchâtre sur son coursier funèbre. Bref, voici la fin des temps, il est temps, il est grand temps de dire ouf.
« – Ouf et même oufti, car il parlait couramment la langue des autochtones, voilà c’est dit »
En lâchant « ouf » comme ça, devant mon miroir en pied, ma pyschoe préférée, celle-ci m’a répondu « fou » en écho.
J’ai alors regardé ma montre, il était grand temps de passer à autre chose.
D’ailleurs le match allait bientôt commencer.