Préface au Manuscrit de Tchernobyl, par David di Nota

Impossible de lire ce roman sans entrer soi-même dans un état d’ébriété lexicale, ou, mieux encore, dans un état de franche euphonie. Un grand livre fait de vous une autre langue – c’est en ce sens qu’il vous parle. Que cette langue soit tout entière littérature, qu’elle fasse vibrer comme en écho le meilleur de notre tradition littéraire, voilà qui explique le mystère, la joie, la cadence et l’importance de Nunzio d’Annibale. Drôle d’autobiographie que ce roman monde, drôle d’oreille interne que cette captation ouverte à tous les vents, mouvement que rien n’arrête puisque le rien en est le moteur central. Comme tout est déjà déconstruit dès le départ, nul besoin de jouer au philosophe : on recueillera plutôt ce rien en écrivain, avec la précision inégalable du voyeur et le sens rythmique non moins précieux d’une oreille bien née.

Scènes, personnages, souvenirs d’enfance, tout est là – précision éloquente formant contraste avec le grand désordre du monde. Non que le sujet soit en rien supérieur au monde dont il perçoit dès le départ la vacuité constitutive ; il se trouve simplement que la mise en miroir du monde éclaté et du sujet sans origine compose une authentique oeuvre d’art. Quelle science de la scène et du détail, quel magnifique portrait de femmes, sans parler de l’enterrement de l’oncle, sans parler de la scène inoubliable qui relie – ou ne relie pas – le père au frère, le père au fils, et le fils à la mère. Mais surtout, quelle ironie tactique. Aux injonctions identitaires répond la rouerie joycienne du fuyard. Aux foutraqueries fascisantes de l’un répond la débrouillardise comico-despérée de l’autre, juif errant dans les décombres d’un thriller politico-métaphysique qui n’épargne rien ni personne, ni la famille décomposée, ni la sexualité dite humaine, ni la mélasse sacrificielle du politique dans laquelle il nous est donné, comme on dit, de vivre.

Ce livre est le contraire d’un exercice de style. Sa force et sa vitalité procèdent d’un examen chirurgical de ce qui constitue l’ordinaire de la vie, une vie restituée dans sa cocasserie désolante, son cheminement pour rien, ses impasses à n’en plus finir. On lira ce roman comme un précis d’erreur et d’errance à la mesure de l’enfance elle-même, enfance dont le narrateur nous restitue sans chichis ni trompettes la trame foncièrement détraquée. Drôle de “tralalangue” que cette langue sans tralalas qui éclaire le français d’une crudité nouvelle. Gargantua, Simplicimus, Tristram Shandy, Finnegans Wake, Paradis, oui, oui, bien sûr – mais pas seulement, et tout est là. 

On ne saluera jamais assez l’ambition d’un écrivain qui reprend la question du parlêtre à la racine. On ne saluera jamais assez l’ambition d’un inconnu qui, non content de mener la guerre comme il l’entend, triomphe à sa manière de l’universelle duperie. Fin de la littérature, fin de l’art, que de fadaises depuis que les Trissotins de la Culture se piquent d’expliquer l’état du monde. Le commerce a tout emporté sur son passage ? La poubellification a mis un terme à la possibilité même de la littérature ? Beckett, dernier des Mohicans ? Eh bien non. Tout recommence. Tout recommencera toujours. Et quelle meilleure nouvelle que ce vertigineux constat : lecteur, tu tiens entre tes mains un vrai roman. 

David di Nota

(David di Nota est un écrivain, essayiste, dramaturge et danseur français, né en 1968. Dernier ouvrage paru : Ta femme me trompe, chez Gallimard)


Le Manuscrit de Tchernobyl
Nunzio d’Annibale
180 pages
ISBN : 978-2-931067-01-7
18 euros
À paraître le 29/11/2019

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