Sur la pensée symbolique
Le texte ci-après est une mise en forme rédigée des notes qui m’ont guidé lors de ma récente conférence dans la salle du Théâtre Olympique de la ville d’Olonne à l’invitation de la Bibliothèque Léopold.
Je devais intervenir sur le thème de la pensée symbolique et j’avais cru comprendre qu’il serait apprécié que je le fasse par le biais du symbolisme des ibis.
En effet, les ibis sont la grande fierté du Jardin botanique d’Olonne et de sa grande volière que je n’ai malheureusement pas pu voir (la Bibliothèque Léopold est juste derrière le Jardin botanique, mais le Théâtre Olympique est lui dans un autre quartier, pas loin de la Place Royale et plus proche de la Gare Centrale par laquelle je suis arrivé, puis reparti).
Mon unique image de la grande volière sera donc le souvenir d’une photographie du fonds Mériel, Femme devant la volière du Jardin botanique, qui était il y a quelques années à l’exposition parisienne à la Bibliothèque nationale mais dont je ne me souviens qu’imparfaitement. Je ne crois pas que l’on y voyait les ibis.
Dans son livre Description d’Olonne (Christian Bourgois éditeur, 2010), Jean-Christophe Bailly précise que : « les ibis rouges [qui] en sont la parure. ». Les quelques lignes qui suivent insistent sur la plasticité symbolique du volatile : « L’ibis rouge […] écrit-il, est si incompréhensiblement visible dans l’éclat de sa robe unie (il est rouge comme le flamant est rose) qu’il a l’air d’un oiseau imaginaire, fruit d’une songerie « équinoxiale » ou d’une peinture d’enfant. Au centre caché du jardin, sa présence (qui est ancienne, un vers de Pierre Lange le prouve), à la fois retirée et exubérante, fait de lui en tout cas une sorte d’animal sacré, qu’aucune religion ne vient reprendre, mais qui fait partie de la ville et de tout ce qui en elle se berce, jusqu’au cliché, d’une imagerie des lointains. ».
C’est à cette formule d’imagerie des lointains que je me suis en fait raccroché en me proposant dans ma conférence d’apporter réponse à cette question que je voulais provocatrice : « Quel intérêt avons-nous à considérer un ibis comme un symbole ? »
Voici donc une retranscription résumée de cette conférence :
Vraisemblablement l’origine de l’ibis est naturelle. Ce n’est pas un oiseau issu d’une sélection artificielle opérée par l’homme.
L’origine de l’homme lui-même serait naturelle, en ce sens qu’il n’est pas, en tout cas biologiquement, sa propre création manufacturée.
Ce possible rapprochement par une hypothétique origine commune entre l’ibis et l’homme m’amène au développement ci-après.
J’ignore la raison de ma « venue au monde ». J’ignore même s’il y aurait à cela une raison. Je sais par contre que biologiquement et génétiquement ma « venue au monde » est la conséquence d’une copulation entre deux géniteurs, désignés en français et à notre époque par le terme de « parents », et eux-mêmes avaient chacun un couple de géniteurs, mes « grands-parents », au nombre donc de quatre, qui avaient à leur tour chacun d’eux un couple de géniteurs, mes « arrières-grands-parents », au nombre de huit, et ainsi de suite.
Si je remonte cette chaîne, forcément ininterrompue dans le temps jusqu’à moi puisque présentement j’existe suffisamment pour venir vous parler aujourd’hui à Olonne, il y a d’impliqué dans cette transmission un nombre toujours croissant d’individus jusqu’au moment, et peut-être même un peu en-deçà, de l’origine biologique des hominidés.
Cependant il semble acquis que la population humaine a sans cesse progressé numériquement. Donc d’un côté, si chacun part de soi, nous avons un nombre de plus en plus grand d’individus, et de l’autre si nous remontons dans le temps, un nombre de plus en plus réduit d’individus. Nous pouvons donc reconnaître un lien biologique, voire un lien de parenté, entre l’ensemble de tous les êtres humains à la surface de la Terre aux différentes époques.
Quel rapport avec le symbolisme de l’ibis ?
Si nous acceptons le raisonnement qui précède Il y aurait eu à un moment dans le passé de notre espèce animale, un petit nombre d’individus que nous aurions tous plus ou moins comme ancêtres communs. La question que je me pose alors est : à quoi ont-ils été confrontés – probablement pour eux à une époque d’émergence de la parole articulée et de la pensée verbale –, pour devoir utiliser un oiseau, l’ibis en l’occurrence, pour chercher à exprimer « autre chose » que sa seule réalité physique d’oiseau ?
Généralement, comme vous le savez probablement, l’ibis symbolise le dieu égyptien Thot, porteur à notre humanité du langage puis de l’écriture.
Alors justement était-ce dû à un simple manque de vocabulaire ? Ou bien, le constat d’une incapacité du langage et de la fabrique de mots toujours possible à partir d’une combinaison de sons (comme le nombre d’individus le nombre de mots a toujours été croissant), une incapacité du langage à exprimer leur vécu ?
Comment parvenir aujourd’hui à traduire ce qu’il « se serait passé » alors ?
Très vite le langage pour nommer n’a pas dû leur suffire pour tout exprimer. Aussi, en réaction à la « pensée langagière » se serait développée une « pensée magique », reliant par analogie des images du réel (comme les ibis) à d’autres dimensions que celles observables dans le monde physique.
La « porte était ouverte » aux simulacres, aux apparences ne renvoyant plus à aucune réalité, et certains de ces simulacres deviendraient des idoles.
Était-ce feinte ou bien simulation ? Nos ancêtres ont-ils ressenti le besoin de (nous) dissimuler une « forme de présence » antérieure à leur propre « venue au monde », ou bien, entraînés par les artifices de la parole se sont-ils eux-mêmes illusionnés, et auraient-ils ressenti plutôt le besoin de masquer l’absence d’une « forme de présence » antérieure à leur propre « venue au monde » ?
En recherchant chacun de nous sur nos propres chemins de vie l’idée originelle derrière le symbole de l’ibis nous devons je pense chercher à conjurer le diable caché dans le langage, à renouer avec la mémoire des ancêtres. Peut-être ont-ils à un moment été mobilisés par une impérieuse nécessité à préserver au fil du temps une certaine forme de liberté de l’esprit, liberté qui s’était emparé d’eux par le langage, et de l’exprimer alors par le biais d’histoires, de mythes : une fabrique de mensonges par rapport au monde biologique animal, mais permettant de « faire passer », de transmettre des messages antérieurs devenus inaccessibles au nouveau statut cognitif de l’espèce.
Qu’est-ce qui se franchit et se forme dès lors que, par exemple, on vient comme moi donner une conférence à Olonne ?
Je n’ai pas la réponse. Simplement je peux tenter d’exprimer ce que je ressens intuitivement de la nécessité qu’il y aurait pour l’homme de s’affranchir du diable caché dans le langage et de transformer les miroirs en fenêtres : il s’agirait de permettre à la pensée, abstraite mais non verbale, spatiale, de ne plus seulement réfléchir, mais de relier ce que le langage aurait dissocié. C’est parce que le langage dissocie que je parle d’un diable caché dans le langage, alors que le symbole, lui, réunit.
La pensée symbolique remonterait donc à un passé ancestral et immémorial, c’est-à-dire à l’époque de nos plus lointains ancêtres, ceux dont il ne nous reste plus aucune mémoire.
C’est derrière la ligne d’horizon des toutes premières communautés humaines que, ce que certains nomment « la Tradition », continuerait à nous appeler et à nous transmettre un message de notre origine. Mais pouvons-nous encore l’entendre ?
Je n’ai pas entendu le chant des ibis à Olonne.
Lorenzo Soccavo
Chercheur en prospective et en mythanalyse de la lecture
Institut Charles Cros
« À quoi pouvait bien penser Thésée dans le labyrinthe quand Ariane, d’un coup sec, tirait le fil ? Ce petit coup, ce petit rappel de réalité dans le fil tendu par l’amoureuse, il arrive qu’on en ressente la pression ou le battement aussi fort lorsqu’il provient de l’autre côté, de ce côté où, si l’on se penche vraiment, il n’y a rien. Ce rien, ressenti comme un vertige sous l’ordre apparent du labyrinthe : j’ai donc dû creuser l’expression ville-fantôme et m’enfoncer en elle, là où justement il n’y aurait même plus de fantômes et rien d’autre peut-être que la traversée pure et simple du dehors, mais d’un dehors revenu et délivré de tout présupposé. » Jean-Christophe Bailly – Description d’Olonne (1992 – éditions Christian Bourgois)