Les Blancs : quatrième épisode
Quatrièmes analyses
Pure métafiction, des romans imaginaires sortent du néant pour devenir, sous la plume de leurs éminents critiques, plus réels que jamais.
Blanc-seing
Voici le titre de la quatrième analyse d’un roman qui n’en finit pas de faire parler de lui et où l’auteur se contente d’un titre ô combien opaque suivi d’une succession vidique de pages blanches (le fameux « point aveugle », évoqué par un certain Vladimir Rubenkov), voulant ainsi pousser à l’extrême son projet d’une littérature du vide, de l’absence, du silence et du rien.
Jamais, autant que l’on s’en souvienne, une œuvre n’avait fait couler autant d’encre et suscité autant de commentaires de la part du public. Certains critiques, agacés par ses nombreuses tentatives d’explications qu’il bafouillait dans la presse (explications ponctuées de « euh », de « hum », ou encore de « han, han »), profitèrent de la situation pour enfoncer le clou et crucifier un auteur que beaucoup avaient déjà épinglé comme étant un imposteur qu’une activité sexuelle débridée allait faire passer à la postérité. (D’autres, plus audacieux, prétendirent que ses « blancs » étaient une évocation, honteuse bien que subtile, de la couleur du liquide spermatique).
PS
Le mur
La feuille fait obstacle.
Ses traits sont comme des croisillons opaques et funestes.
C’est en la noircissant de mots obscurs
que je la rends sensible au jour
Un inconnu :
— Comment, c’est ballot ?
Le Blanc retrouvé
Nous venons de prendre connaissance d’un document troublant. Un texte qui ressemble fort à un extrait des « Blancs », mais qui n’est pas dans le livre publié. Un inédit ?
Les spécialistes ne se mettent pas d’accord. Après enquête auprès de l’éditeur, celui-ci n’aurait jamais eu entre les mains, à aucun moment au cours de sa collaboration avec Philippe Sarr, quelque chose qui ressemblât à ce dialogue. Par ailleurs, le document a fait surface seulement l’année dernière, sur Internet. Beaucoup pensent donc qu’il s’agit d’un faux. Pourtant, il s’insérerait à merveille dans l’épisode dit du « Blanc-Seing ». Le mieux étant que chacun se forge son opinion sur le sujet, nous reproduisons ici ce dialogue, qui prendrait place au moment où Blancbonnet est avec Éburnée Hurt, l’artiste touche-à-tout New Yorkaise :
« — Oui, oui, continue !
— Tu es sûre ?
— Sûre : vas-y !
— Comme ça ?
— Oui, oui, t’arrête pas. Tu as carte blanche.
— Je n’sens rien… Montre-moi encore…
— J’peux pas tenir le pinceau à ta place éternellement. Tu dois te faire ta propre expérience !
— Mais c’est un métier !… Reprenons après le dîner. »
Convenons que le passage s’insère parfaitement dans l’épisode où Éburnée, dans son atelier de peinture aménagé dans une suite d’un luxueux palace de Manhattan, donne un cours à Blancbonnet.
Elle a placé une toile vierge sur un chevalet, simplement apposé sa signature en bas, et prend la pose en soutien-gorge face au héros impressionné. Blancbonnet finira par y réaliser, on le sait, un portrait de l’artiste en noir et blanc avec un relief saisissant. Le sulfureux chef-d’œuvre, intitulé « Blancbonnet et bonnet E », aura alors sur le marché de l’art new-yorkais une influence majeure (supérieure à 10 millions de dollars), et on sait les résonances que toute cette symbolique avait sur Philippe Sarr.
Jérôme Pitriol
De l’autre côté du mur
— Il n’y avait rien, vous en êtes sûr ?
— Pas autant que vous !
Les conflidenses de Phixi
Notre volupté nous pousse à multiplier les prouesses. Et Batty, quoi qu’il en dise, le savait bien. Loin de là…
Du Mozart dans Sarr
Cet écrivain, qui veut-il tromper ?
(Ou pas…)
Mozart disait toujours qu’il fallait, pour réussir une œuvre, rester sur le sujet. Ne pas s’en éloigner.
J’abonde. Sarr débonde.
Mozart a la beauté des êtres unicellulaires. C’est la perfection.
Sarr est une tarentule, un mille pattes… C’est une chimère !
Il y a de tout chez cet auteur, y compris du Mozart, ne dit-on pas que, dans ses orchestrations, même les silences étaient de lui ?…
Que n’a t-il pas sauté sur l’occasion, notre homme, pour s’en goinfrer, des silences d’Amadeus, allant jusqu’à pousser l’interligne jusqu’à son paroxysme.
« Vous lirez mon roman à sa périphérie ! disait-il, le livre n’est rien – il n’est qu’un centre-ville abandonné, (un trou noir – blanc – je ne sais plus…) c’est au-dehors que ça se passe ! En banlieue. À la grande rigueur, en haut des tours – les plus hautes, celles dont on ne peut apercevoir le sommet qu’en apesanteur à dix-mille mètres d’altitude… ».
Ne nous laissons pas emporter par notre première impression, n’en doutons pas, l’homme a du génie, comme nous l’avons vu, il nous mène d’astre en astre, ses pages dites blanches sont en réalité habitées de milliards de signes.
Pages gonflées de mots mêlés. Tableau noir, blanchi à la craie. Néant habité de matières agglomérées sur lesquelles la lumière se réfléchit. Qu’y a-t-il de plus blanc qu’une nébuleuse ?…
Mais je discours, je discours et me perds. La littérature est une immense pataugeoire, disait-il aussi, se cachant à demi le visage derrière un large béret basque (ou de chasseur Alpin, les massifs se confondent…). Indiscutablement l’auteur était un mythomane qui, pareil à Alfred, s’invitait dans ses propres œuvres – se cachant derrière un béret (comme dit plus haut), dans une lessiveuse, au fond d’un puits… ou, le plus souvent, profitant de son pouvoir de création, entre une frénétique paire de fesses bien grasses, ou de seins de préférence bonnet G. (Ah ! qu’il n’exista d’YZ…) et tout cela pourquoi ?
Mais, pour jouir ! Pour jouir bien sûr ! Quel avantage aurait-il, l’écrivain, d’avoir la possibilité de se glisser dans un mot si ce n’était pour le faire bander ?
Posons-nous la question, pourquoi cette géniale ordure, ce salaud érectif, se serait-il amusé à mettre ses mots de travers, ou cul par-dessus tête, si ce n’était dans le seul but de se faire bouillir les roustons ?
J’en conviens, mon manque de respect pour l’homme peut paraître outrancier. Il l’est. Encore. Prédestiné ! Voyez son nom : « Sarr », ce grossier « S » majuscule se frottant le ventre, pour ne pas dire le reste, sur ce pauvre petit « a », qui la bouche ouverte supplie « non non ! » et que deux « r » complices retiennent afin qu’il ne puisse s’enfuir…
Bah ! J’abandonne. Vous l’avez compris, je jalouse. Je l’aime trop.
Même mort, je l’envie.
L’écriture de Sarr est un véritable Kamasoutra, une partouze sur la ligne Porte d’Orléans/Clignancourt à onze heures du soir. Le lire n’est pas à conseiller au premier venu. La lecture d’un Sarr est physique et demande, avant de s’y attaquer, un minimum de préparation, sinon, gare aux douleurs musculaires et autres migraines ophtalmiques – prémices d’une usure prématurée du nerf optique, pouvant amener l’innocent lecteur à connaître sous peu (je parle sous contrôle) les affres de la cécité.
Serge Cazenave-Sarkis
De l’autre côté du mur
— C’est comme du white spirit…
— De l’encre sympathique !
— Très…
— Pfff…
— Ah ?
Les conflidenses de Phixi
Battu pratiquait volontiers cette stratégie dite « du transfert » plus connue sous le nom d’union de transfert où cette fois il s’agit d’un homme ou d’une femme qui, du début à la fin de leur accouplement, déplace sa jouissance sur un autre homme ou une autre femme qui occupe son esprit. Je le soupçonnais donc d’avoir lui-même commis quelque « délit conjugal »…
Molière
Comment ne pas le citer à la lecture de ce nouvel épisode?
« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »
Le Tartuffe, III, 2 (v. 860-862)
Le sein décliné par l’auteur en seing afin de ne pas nous faire entrevoir ces noirs desseins… N’oublions pas la corrélation, tout est question de corrélation dans son œuvre.
Et voici qu’il pose dans ce quatrième épisode la trame du roman.
Sarr et sa volonté de faire quelque chose.
Et de s’inspirer de la théologie et du dessein de Dieu et le lecteur d’adhérer au délire de l’auteur et de lire non pas blanc-seing mais blanc saint.
Quel merveilleux effet de style qui révèle toute la richesse de cet écrivain trop vite disparu.
Et j’ajouterai que dans la montgolfière qui l’emporta, nous pouvons préjuger qu’il voulait se rapprocher du blanc saint mais qu’hélas il n’y aura trouvé que la noire terre (eu égard à sa chute).
Minily & souris
De l’autre côté du mur
— Les vrais héros au nombre de sacs de farine qu’ils portent sur le dos on reconnaît (proverbe inventé).
— N’importe quoi !
— Comme tu voudras…
Les conflidenses de Phixi
Je me sentais prêt à lui rentrer dans le lard s’il balançait quoi que ce soit…
L’élasticité morale et physique des héros
Décidément cette critique est à marquer d’une bière blanche. La plongée dans l’inconnu (quasi psychanalytique) que nous proposent « Les Blancs » réveille une curieuse prémonition. Une sensation de déjà-vu que l’on pourrait apparenter aux « Mémoires d’un amnésique » d’Erik Satie.
Tout comme le haricot blanc, vert pâle, s’oppose au haricot vert, « Les Blancs » défient le roman noir et tous ses ingrédients.
Ici point de suspense, nous connaissons immédiatement l’assassin d’une forme de littérature. Les indispensables héros bicéphales, Blancbonnet et Bonnetblanc ne sont que des marionnettes que venait enfiler l’écrivain.
Les deux mains de Dieu.
Ce qui nous plaît le plus dans ces excellents protagonistes, c’est qu’ils rebondissent bien (un peu comme ces balles magiques en caoutchouc, célèbres en leur temps). Même s’ils se contredisent plus souvent qu’à leur tour,
grosses pralines appétissantes, chocolat blanc (de couleur crème) s’opposant à chocolat noir (brun foncé), on sent chez leur créateur un désir d’élasticité. Dans ce livre un peu fantomatique (l’auteur y est sans cesse hanté par des entités blanchâtres) on retrouve tous les ustensiles des revenants.
Alors que représentent les fantômes du roman ?
« Votre invention ! Le tableau peint de votre peur ! ».
Les apparitions « ombres » et « moqueries » se manifestent lors de l’entrée de nos deux meneurs de jeu dans la grande salle du palace.
Une scène centrale, celle du retournement de l’intrigue.
Les spectres apparaissent, disparaissent, réapparaissent et disparaissent à nouveau, définitivement. Ils se jouent de ceux à qui ils apparaissent, nos héros bonasses Blancbonnet et Bonnetblanc. Car la particularité de ces mânes est de rester invisibles aux autres commensaux.
Et lorsqu’ils disparaissent, on peut penser qu’au lieu de s’évanouir ils demeurent… sous une autre apparence, et seulement pour l’auteur cette fois, sous la forme d’une simple pensée, de solécisme, de forfait et, partant, d’un déshonneur terrible.
Ce sont ainsi, à première vue, des fantômes accusateurs et une métaphore de culpabilité personnelle pour les protagonistes.
Mais, en approfondissant, il est possible d’en faire le symbole de la mauvaise conscience du romancier, indéniable meurtrier d’une certaine littérature.
Les fantômes signifient à la fois l’échec et la réussite du crime de lèse-roman.
L’échec car ce qui devait disparaître ne disparaît pas complètement. Les fantômes préfigurent en cela la figure vengeresse de Charbonnier.
La réussite car le crime appartient à l’ordre des choses qui sont faites et ne peuvent être défaites, l’irréversible et l’imprescriptible.
Les esprits incarnent les tourments à venir de notre écrivain, hanté par sa mauvaise conscience… même si à ce stade du Cahier il ne veut pas encore le croire.
Le fait même qu’il ne dise rien peut encore être interprété. Son silence est plus fort qu’une parole de haine ou de rage ! Il insuffle la peur, voire même la terreur, car il fait parler Blancbonnet, qui profère des malédictions, dévoile presque sa culpabilité et se met à la penser comme lui incombant entièrement. D’où le supplice de l’âme.
Sans voix, les croquemitaines sont un pur regard qui refuse d’objecter, qui laisse Blancbonnet répondre des actes de son créateur.
« Aussi vrai que je suis ici, je l’ai fait ».
J’ai fait ce crime littéraire que je n’arrive pas à déplorer autrement qu’en m’apitoyant sur mon propre sort ! Je l’ai fait !
Il est utile de faire intervenir une distinction entre deux types de rapport au temps, l’irréversible et l’irrévocable.
L’irréversible est lié au “fuisse”, à l’avoir-été.
L’irrévocable au “fecisse”, à l’avoir-fait.
Sans être absolument opposés, les deux rapports au temps divergent en ce que le sentiment d’irréversibilité, souvent mélancolique, repose sur la considération de la fluidité de l’existence, tandis que le sentiment de l’irrévocabilité, teinté de remords, conçoit le temps comme ce qui maintient toute chose dans l’ordre de la nécessité.
En voulant pour ses « Blancs » uniquement le meilleur et non le pire, notre homme regrette déjà la faiblesse de sa constance. Trop tard.
La philosophie des « Blancs » est à la philosophie-fiction, ce que la science est à la science-fiction.
Georgie de Saint-Maur
De l’autre côté du mur
— Le temps est sans couleur.
— Comme l’espace d’ailleurs…
— Imbécile !
Les conflidenses de Phixi
Batty me demanda des nouvelles de ma sœur. Je lui répondis que les ponts étaient pour le moment coupés…
4ème résumé des « Blancs »
Pourra-t-on un jour pénétrer le cœur des choses ?
Existe-t-il des passages secrets ?
Peut-on vraiment y accéder ?
Philippe Sarr dans ses « Blancs », avec malice, pour nous répondre, nous accompagne jusqu’au bout de nos prévisibles et modestes limites.
Force est de constater qu’à trop secouer les strates de nos existences passées, il arrive un moment où les plus enfouies remontent à la surface. Peuvent-elles encore êtres considérées comme les matrices, les soutènements, de nos vies ?
Non, bien sûr !… et l’auteur nous le prouve en les renversant, entreprise périlleuse, jusqu’à les positionner, façon mille feuilles déposé sur tranche, (avant que tout ne s’effondre) dans une impeccable verticalité. Son écriture quaternaire nous impose, soit de pencher la tête pour nier le présent et ne voir que l’accumulation des jours, ou bien (sans craindre le vertige) de la lever pour en saisir le mouvement.
« Les Blancs » nous invitent à l’humilité. Jamais nous n’irons plus loin qu’au plus profond de la lithosphère. Caresser l’asthénosphère n’est pas pénétrer le noyau. Le cœur des choses se situera toujours au-delà des 1,5% de nos possibilités. Autant dire tout de suite, qu’il est inaccessible. Alors, il ne nous reste plus qu’à dodeliner de la tête, et prendre les mots du Maître et de ses « Blancs » chaotiques comme ils viennent.
Advienne que pourra.
Serge Cazenave-Sarkis
Interview par Louise Berg (suite)
Quel est le fil qui relie les 7 épisodes proposés dans ce cahier ? Ont-ils tous été écrits à la même époque ? Comment les avez-vous choisis parmi tous les épisodes que vous avez en stock ? D’ailleurs en avez-vous beaucoup en réserve ?
Et bien la réponse est contenue dans la question : c’est un fil blanc qui justement les relie entre eux et les traverse.
On ne le voit pas et pour cause… C’est ce qui en fait la force.
Sinon, je choisis au hasard. Je ne tire jamais à blanc et déstocke systématiquement. Recycle en continu. Pas de pilon pas de mouron !
Rien ne se perd !
Ce que l’on sait
Que c’est en la noircissant de mots obscurs que l’auteur rend son œuvre sensible au jour. Œuvre dont certains passages sont assimilés à des faux. D’où ces coupes claires dans le récit originel et la présence omniprésente de ce que l’auteur nommait précieusement ses « loups blancs ».
Nombreux sont ceux qui reprochent à l’écrivain sulfureux ses allées et venues, digressions et autres embardées.
Le centre est partout, la circonférence nulle part, disait-il de son œuvre, parodiant ainsi Pascal, en réponse à ses détracteurs qui considéraient son roman comme une ville désertée par ses habitants.
Sarr prétendait vouloir écrire comme on pisse dans un violon — allez comprendre ?
Peut-être un hommage à Erik Satie, alors qu’il ne jurait que par Listz ! D’où qu’il se sentait parfois coupable de ce manque ou cette absence de loyauté aussi irrévocable qu’irréversible.