Le moins pour le plus
Plus que quinze jours avant la clôture de notre appel à contribution ! Afin de vous faire une idée du second livre à paraître aux éditions Bozon2X, nous vous proposons les premières pages de « Giacomo Joyce » dans une toute nouvelle traduction réalisée par Alice de Ona et Nunzio d’Annibale. Le PDF est téléchargeable ici : GiacomoJoyce
Le moins par le plus (préface de Nunzio d’Annibale)
Joyce, malin comme un songe, nous donne la clef du chant, d’entrée de jeu :
« A form of speech : the lesser for the greater. »[1]
Est-ce un piège ?
Probablement, mais laissons-nous piéger :
« What else are you good for ? »[2]
Nous ne sommes bon qu’à ça, finalement, et puis à quoi bon écrire sans se laisser piéger par la parole et surtout, à quoi bon lire sans se vautrer délicieusement dans cet attrape-couillon que les êtres humains se sont tendus à eux-mêmes : le langage.
Nous sommes à Trieste. James Joyce est alors un homme en exil, aussi irlandais qu’alcoolique, donnant des cours d’anglais à une jeune fille aussi italienne que juive, je résume.
Giacomo ?
Joyce se fera même italien, s’il le faut, et ça tombe bien, Giacomo est le prénom de Casanova (littéralement « maison neuve » en français). Autant vous prévenir : Joyce ne trouvera jamais d’échappatoire à l’Irlande, pas plus à Paris qu’à Trieste, encore moins à Zurich. Pas de maison neuve pour James.
L’Irlande le harcèle partout où il se trouve. Il n’y a pour Joyce ni repos ni réel exil. « On ne part pas », avait dit Rimbaud, lui-même grand spécialiste des raccourcis.
Joyce, en attendant Paris, est coincé entre Portrait de l’artiste et Ulysse, entre Dublin et Trieste. Giacomo Joyce est donc un sas, un raté de laboratoire ; et comme tout vrai raté : une réussite.
Joyce semble constater un manque à dire : la langue courante, maternelle, indispensable et arbitraire, ne suffit pas ou plus. Ce que Joyce veut raconter mérite une langue, une grammaire, une syntaxe, du coup il les invente.
Je n’ai jamais lu personne comparant Giacomo Joyce et Une saison en enfer. Il y a pourtant matière à comparaison : ce sont deux poèmes en prose pleins d’ellipses et de fureurs, de condensations et de raccourcis ; le tout court-circuité de vers. Allez, juste un goutte de Rimbaud, histoire de vous montrer que je ne délire pas : « Je ne suis plus au monde. — La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas — et le ciel en haut. — Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. »
Giacomo Joyce ? Le lieu d’une langue impossible pour la raison même que ce qu’elle cherche à dire est impossible à dire mais tellement impossible qu’il faut essayer quand même, pour être tout à fait sûr d’échouer.
Joyce s’est donc mis au défi de raconter la chose la plus longue dans la forme la plus brève : un amour. J’ai failli écrire : « un amour impossible ». Avant de constater le caractère pléonastique de cette formule. Roméo et Juliette, heureusement, ignorait ce pléonasme.
Résumer, condenser, contracter : chaque lettre est un mot raccourci, chaque mot une phrase raccourcie et chaque phrase tout un poème.
Résultat des courses : 16 feuillets de toute beauté, écrits comme des billets, des petits bleus pour penser de grandes blessures.
C’est clairement le coeur de cette préface : Giacomo Joyce est écrit comme des télégrammes, avec une technique pneumatique à vous couper le souffle. Au moment où Joyce rédige ces feuillets, entre 1909 et 1915, il s’en envoie 200 millions par an : le SMS de l’époque.
Cette clef de lecture, ni Ellmann, ni Aubert ne la donnent : chaque paragraphe est un télégramme. La fin confirme le début : “Envoy : love-me, love my umbrella[3].”
Qu’est-ce qu’un télégramme si ce n’est une litote : le moins (de mots) pour le plus (d’effets) ?
Joyce, partant de cet réalité technologique, la détourne : “Again. No more. Dark love, dark longing. No more. Darkness.”[4] No more remplace le “STOP” si typique du télégramme.
Joyce dépasse même son fameux et fumeux principe des épiphanies — et son recueil éponyme. Ici Joyce vous perce l’oreille de la vue et vous crève l’œil de l’oreille :
« Une symphonie d’odeurs soude cette masse de formes humaines blotties : aigre relents d’aisselles, oranges sucées, mélange de pommades mammaires, eau pâteuse, haleine d’un dîner à l’ail sulfureux, pets putrides et phosphorescents, opoponax[5], la franche sueur de ce type de femmes à marier et mariées, la savonneuse puanteur des hommes… »[6]
Imaginons provisoirement ceci : non plus qu’il existe un manque dans la langue par rapport à ce que Joyce vit, mais que Joyce vit une langue à laquelle il manque une réalité assez savante pour elle, pour lui. Cela peut paraître gonflé, mais l’on s’aperçoit vite que rien n’est assez gonflé pour Joyce.
Joyce entend une langue qui est plus au fait que les faits eux-mêmes sur l’effet qu’ils font. Et il est assez émouvant qu’il ait bien voulu la partager avec nous dans un texte intitulé Giacomo Joyce.
Nunzio d’Annibale
[1] “Une forme de discours : le moins pour le plus.” Voir le feuillet (2)
[2] “Tu n’es bon qu’à ça, non ?” Voir le feuillet (16)
[3] “Envoi : aime-moi, aime mon parapluie.” Voir feuillet (16)
[4] “Encore. Plus rien. Amour sombre, sombre envie. Plus rien. Obscurité” citation du feuillet (3)
[5] L’opoponax est une résine issue d’une plante poussant dans les pays chauds.
[6] Extrait du feuillet (12)