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Le Manuscrit de Tchernobyl : entretien avec Nunzio d’Annibale

Puristes arrêtez-vous, ce livre n’est pas pour vous.
Ceci est un espace de liberté. Slameurs, rappeurs, sans peur, découvreurs d’expérimentations littéraires, jeunes ou vieux libertaires, mutants contaminés,  … Tagada ! Voilà :  NZO est arrivé ! À brûle et sans pourpoint dans les tempêtes orthographiques, joyeux héritier des catastrophes qui secouent son temps, l’obus en guise de plume éclairée, son rire raisonne et ses traits d’esprit de sel font craquer le vernis qu’ils révèlent. Les aveux se parent de détours, labyrinthe de mots valises dans ce voyage parfois ardu en chemin vers l’inconnu.  Car tout au fond de la forme, aspiration à trouver une identité ouverte, jouette et jouissive, où l’enfance et l’amour règnent en maîtres du jeu/je.

Claire Blach

BOZON2X : D’où t’est venue « l’idée » d’écrire en tchernobylien ? Dans quelles circonstances, le tchernobylien s’est-il imposé à toi ? 

Nunzio d’Annibale : Disons que nous étions à la moitié du chemin de notre vide, l’idée et moi, à mi-chemin de venir l’un vers l’autre. Et puis nous avons finalement trébuché l’un sur l’autre. C’était en 2007, à Montreuil, au 5ème étage d’un immeuble qui me permettait d’apercevoir le Donjon du Château de Vincennes où avait été enfermé le Marquis de Sade, l’inventeur du Principe de délicatesse ; principe en forme de faille par où cette langue s’est infiltrée en moi… Je revois mon salon dans mon dos et, devant moi, la baie vitrée ouverte vertigineusement sur un ciel nuageux d’où semblait jaillir, comme sortant d’une myriade de poches célestes, des boules de feux retombant dangereusement sur Paris. Je n’étais ni endormi, ni réveillé. C’était un 14 juillet. Les lumières se sont éteintes, la révolution n’était qu’étymologique. 

B2X : À écouter la langue qui court tout au long du Manuscrit de Tchernobyl, on a le sentiment d’y entendre à la fois l’enfant, l’étranger et l’artiste (avec ses référents culturels récurrents : Dante, Joyce, Freud…). L’âge et l’identité du narrateur semblent aussi fluctuants que la polysémie à laquelle donne lieu sa tralalangue ?  

NDA : L’enfant et l’adulte ne parlent pas la même langue, en effet, sans pour autant parler une langue différente. Je me sens étranger à moi-même et au français… L’anglais, l’italien et le portugais sont des langues dont je me sens très proche, à l’égal du français. 

La question référentielle est l’une des entrées de lecture du Manuscrit qui est sur-référencé, saturé des autres textes, des autres langues. J’espère qu’un jour un groupe d’extra-terrestres, un peu plus futés et surtout plus fous que les autres, passera ce texte au scanner. Chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, chaque rapport de son et de sens, d’une langue l’autre, est saturé de clignotements référentiels :  « ca grouye de partouz », pour reprendre une expression chère à Nnz Dnnbl, le « personnage central », non sans jeu de mots, du Manuscrit. Je n’ai absolument rien « nexclu », aucune langue, aucune référence, ni aucun usage de la langue.

J’ai essayé aussi de faire entendre le fœtus et son aqualangue. Le liquide amniotique vibre d’une manière particulière avec les accents graves. La lumière pénètre légèrement au travers de la peau, donnant un rose presque jaune, freinée par la viscosité charmante de l’urine du bébé. Tous les fœtus vous le diront, on meurt à la naissance et pourtant, ça n’en finit pas de jacter.

Vous avez raison, donc, Nnz Dnnbl n’a pas d’âge fixe, il fluctue dans la texture du temps qui passe et se rigidifie comme de la cire dans la mémoire. Mais approchez une parole chaleureuse et la cire fond. L’âge est une fiction. Nous sommes morts et en train de mourir, du début à la fin. Et la parole, elle, continue de continuer, éructe sa boucle infinie, son looping sempiternel, ses volutes éternelles.

J’aimerais que mes lecteurs se mettent à clignoter comme des lucioles entre deux feuilles d’un érable du Japon. 

B2X : Il y a, si je ne me trompe, de l’autofiction dans Le Manuscrit de Tchernobyl et pourtant, paradoxalement, abordée par le tchernobylien, elle semble à la fois dire plus tout en faisant preuve d’une extrême pudeur… 

NDA : Si j’écris un autre livre, il finira par le mot « pudeur », justement.

Oui, l’autofiction est paradoxale dans cette langue qui met tout à distance. C’est une langue qui délire un métalangage, une sous-langue. Qui s’auto-raconte en s’autodétruisant. Et ce « pers’omage central » sans âge, « fisse de moy et de mêm », pointe le « mank et le rhien » comme « fykssion nukéide » de base du langage s’engendrant lui-même. C’est une auto-fiction qui ne recherche aucune origine :  ni psychologique, ni filiale. Père et fils de Tourgueniev est cité plus de 4329 fois dans le Manuscrit. 

La pudeur se doit d’être extrême quand vous déshabillez la mascarade et que derrière chaque masque il n’y pas le visage que vous cherchiez.

B2X : L’ère post-littéraire dans laquelle nous baignons libère paradoxalement une infinité de possibles ? Es-tu d’accord avec ça ?  

NDA : Je suis toujours d’accord avec les paradoxes. Mais oui, elle libère à condition d’être déjà libre, d’être pré-libre même ou d’avoir toujours été post-littéraire, comme Carroll, Swift, Sterne, Homère, Dante, Virgile, Nabokov, Joyce, Sade, etc. À condition d’avoir toujours été, du début à la fin, pendant qu’on meurt, pendant la matière, et pas au dernier râle impudique, mais dès le début et pour toujours, du côté de l’énonciation et rien d’autre.

B2X : Les règles sont uniquement faites pour être transgressées ? 

NDA : Le pire, c’est quand les transgressions deviennent UNE règle ou LA règle. Une transgression se doit d’être unique et surprenante, sinon l’unique ment. Faites entrer l’infini… se laisser aller à la surprise, en gros. L’ « einfall » freudien, en gros, l’oreille flottante.

B2X : Ta définition de la liberté ? Quel est, selon toi, l’écrivain le plus libre ?

NDA : Il n’est de liberté que contrainte. 

Librement contraint de choisir, je choisis donc… (roulement de tambours) :  Nabokov, sans aucune hésitation.

Je suis en train de finir Ada or Ardor. C’est tout simplement ahurissant de beauté. Cette description entomologique de l’inceste décomplexé au beau milieu d’une scintillation de couleurs flamboyantes…  C’est absolument incomparable, inimitable.

B2X : David di Nota, dans sa préface au Manuscrit de Tchernobyl, en parle comme d’un roman. Est-il tel à tes yeux ? Pourquoi ? 

NDA : C’est pour le moins flatteur. Je le remercie au passage pour sa préface si élégante et sa générosité rare. Roman, si l’on veut. Mais aussi : poème délirant, essai, geste d’art contemporain. C’est une démonstration. C’est une vaste blague. Un jeu de mot de 134 pages… ça dépend d’où l’on part, par où ça entre, d’où l’on parle. Mais quoiqu’il arrive c’est plus qu’un livre… c’est une expérience de lecture.

B2X : Tu fais mentir ceux qui considèrent que les audaces littéraires telles que Eden, Eden, Eden, Paradis, Finnegans Wake, sont d’un autre âge. À quoi attribuerais-tu cette résignation ?

NDA : Voilà une question qui me tord le crâne tous les jours depuis des années ! Avec une sorte de doute obsessionnel : en effet, ce genre de folie à l’air de ne plus avoir sa place. Mais, peut-être, à raison ? Et puis la raison du lecteur n’est-elle pas la plus forte ? Ça me rend dingue cette question ! Alors je me raconte une histoire, je me dis : j’écris pour 60 personnes géniales, j’écris pour les Martiens, j’écris pour 2243 ! 

La résignation est réelle dans la sphère littéraire, mais pas forcément dans l’art contemporain, par exemple, ni dans l’usage de la langue et de la technologie. 

Cette résignation est forcément politique et intime à la fois. Prenons Gallimard. Mon Manuscrit y a été refusé. Le directeur du service des manuscrits m’appelle gentiment, c’est un mec réellement adorable. Et il y a une sorte de rire dans sa voix, il me dit qu’il a bien ri, beaucoup ri et que cette « folie littéraire » mériterait une collection singulière, unique. Mais Pierre Guyotat, un génie à mes yeux et dont je suis un piètre suiveur, est le seul à avoir ce privilège chez eux. En gros, je traduis, il ne dit pas : ce livre DOIT ou ne DOIT pas être publié pour ses qualités ou défauts littéraires… ça n’est même pas la question. La question est : ce livre avait-il déjà sa place avant même d’être écrit ? La réponse est : NON. Aucune place à la surprise et pas de place à faire qui ne soit déjà fossilisée. Ils décident, pour l’instant, politiquement (car je continue de croire que l’économie n’est rien face au politique) que cela n’a pas de place à cet endroit-là. Mais heureusement, il y a BOZON2X pour ça !

B2X : As-tu suivi la série « Chernobyl » ? Si oui, qu’en penses-tu ? 

NDA : Oui, et j’ai beaucoup aimé. Les acteurs, la photographie, le réalisme bétonné et cette belle neutralité. On y voit d’ailleurs la fameuse « langue de débris » qui est au cœur de mon livre, ce nuage s’étirant verticalement, sublimement bleue et qui correspond, je crois, à la combustion du graphite et la libération de gaz extrêmement instables. J’avais 8 ans en 86. L’angoisse était palpable. 

 

B2X : Les derniers mots du Manuscrit de Tchernobyl sont :  « Je t’ » 

Qu’est-ce qui peut succéder à un tel « roman » ? 

NDA  : Oui, je jette le lecteur dans le vide avec l’amour… dans « Je t’ » on entend aussi : « jeté »,  j’apostrophe l’amour et le rien, je jette le « Je ».  L’apostrophe doit être aussi lue comme les voyelles en hébreu :  Alef (imprononçable) Yod et Ayin (gutturale). Ayin veut dire aussi : l’œil. Hors de ma vue, quoi. La fin est ob-scène, évidemment, c’est-à-dire hors-camera, hors-chambre et hors-lit si on l’italianise, hors-lecture.

Après une telle folie infusée de cocaïne, en effet, comment redescendre ?

Je ne sais pas. Je suis parti sur une pièce de théâtre, une tragédie sur l’infanticide.  Et sur un roman dont le personnage principal est une rivière. 

Mais j’ai quelque chose en chantier sur papier et dans la tête, que je me garde pour plus tard, quand j’aurai beaucoup de temps, car cela demande beaucoup beaucoup beaucoup de raffinement, raffinement dont je ne suis même pas sûr d’être à la hauteur. Mais si j’y arrive, un jour, ça sera bien pire que le tchernobylien. Il n’y aura aucun mot inventé. Aucune bizarrerie orthographique. Mais ça sera encore plus beau et plus illisible, car le flux de conscience l’emportera sur tout le reste. La langue se reflètera sur elle-même avec beaucoup moins de complaisance narrative. À y regarder de près, la narration est archi-classique dans le Manuscrit. Ce livre à venir, en chantier, ça sera la victoire totale de l’énonciation sur l’énoncé ou rien, genre Cézanne, vers la fin. À moins que cela soit mon ultime fantasme. Nous verrons bien où le langage me mène, nous mène.


Le Manuscrit de Tchernobyl
Nunzio d’Annibale
180 pages
ISBN : 978-2-931067-01-7
18 euros
Paru le 29/11/2019

EXTRAIT DISPONIBLE ICIMANUSCRIT-TCHERNOBYL-EXTRAIT

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