Antoine Wauters, entre fantaisie, engagement et poésie.
Qui je lis ? Un peu, beaucoup, passionnément… Antoine WAUTERS !
Oui, cet écrivain belge (Liège, 1981) qui dépeint un pays entre ici et ailleurs, fait de monts, de plaines et de déserts, un pays dont la capitale s’appelle Sassaru, mais qui n’est pas la Sardaigne, cet écrivain a la beauté du diable. L’important n’est pas là, tant s’en faut. En effet, qui soupçonnerait le professeur Jacques Dubois (ULiège), de se laisser influencer par les apparences lorsqu’il écrit de Pense aux pierres sous tes pas : « C’est un roman comme il en est peu… », quelques mots suivis de commentaires très élogieux. Sous la plume d’un lecteur insatiable, éminent sociologue de la littérature, homme clairvoyant, sans concession, l’affirmation n’est pas anodine.
Si ce roman dépeint des réalités très sombres, très dures – misère, violence, succession de régimes dictatoriaux – il en émane une poésie intense fondée sur des images tantôt sinistres, tantôt lumineuses, sur des sonorités choisies et combinées entre elles avec le plus grand soin. Du pur Antoine Wauters. On se souvient de Césarine de nuit (Cheyne Ed., 2012, 2013), dont l’auteur lui-même écrivait : Un texte dur avec des mots doux.
Pense aux pierres sous tes pas s’ouvre sur un bref prélude qui situe l’histoire dans le temps – le temps des deux personnages centraux, depuis leur enfance jusqu’aux temps de l’apaisement, la fin de leur adolescence – mais aussi dans les thèmes, les ombres et la clarté dont on a tous besoin. Un incipit puissant introduit le récit, présentant les jumeaux, Léonora et Marcio, ainsi que leurs parents, leurs rôles respectifs, les relations d’amour ou de haine qui les lient. Les lieux où vit cette famille sont évoqués d’emblée – le lecteur aimerait s’y trouver, lui aussi. Le ton est donné, entre violence, sensualité et tendresse : Pauvre Paps, sont les derniers mots de ce prélude. C’est ainsi que le conclut Léo, la narratrice de certains chapitres et de cinq « Interludes » sur sept (les interludes constituent une façon de prendre du recul par rapport à l’ensemble du récit). En effet, Léonora et son frère Marcio se relaient dans l’écriture de ce récit à quatre mains, dont les passages rédigés par Marcio sont en caractères italiques. Le lecteur découvrira que d’autres personnages encore peuvent prendre la plume, Antoine Wauters restant l’auteur unique de cette œuvre décidément très personnelle.
Tandis que son frère accompagne Paps pour l’aider dans les durs labeurs ruraux, Léo aide sa mère pour les tâches ménagères. La problématique des genres apparaît ici. Cette répartition ne convient pas aux jumeaux qui, un jour, décident d’échanger leurs vêtements et leurs rôles. La fille se déguise en garçon, et monte aux champs à la place de Marcio, qui reste à la maison avec sa mère. Un jeu qui amuse follement les enfants mais déchaîne sur eux la colère de leur mère. Ils sont battus à sang : Je sais que tout le temps que ça a duré, elle répétait qu’on n’était pas normaux. Et elle pleurait en disant cela, Mams, oh Mams. Qu’on n’était pas normaux. Des monstres. ». Les jeux de ces enfants-là sont des jeux d’enfants, comme il en est tant. Pour faire plaisir à leur ami Zbabou, inconsolable de la mort de son père, ils tirent sur un oiseau qu’ils enterrent ensuite comme ils ont vu leur père enterrer leur cygne quand ils avaient six ans. Mais tous les jeux de Léo et Marcio ne sont pas aussi innocents car c’est d’un amour véritable qu’ils s’aiment, les jumeaux. Une nuit, au moment de leurs douze ans, l’inévitable s’est produit, raconte Léo. C’est sans doute une des scènes à la fois les plus sensuelles et délicates du roman, d’une ineffable pureté.
De temps en temps, sa langue venait se poser sur moi, sur mes joues, sur ma bouche, sur mes mains, puis elle glissait plus bas comme une caresse qui quelquefois accélérait pour me parler de la lumière, de la beauté, et de ce monstre chaud qui nous dévorait le ventre. … Mais quand vous faites ce qu’on faisait là, vous ne pouvez plus vous concentrer sur rien. La terre vous semble aussi lointaine que le ciel, et toutes les mauvaises choses qui rendent votre vie si compliquée depuis toujours n’existent plus. Quelques secondes, vous n’êtes ni une fille ni un garçon mais la légèreté même, celle des anges et des dieux.
Ensuite, c’est toute la vie des adultes et des adolescents d’un pays pauvre qui continue de palpiter malgré l’arrière-plan socio-politique de ce pays (re)créé par l’auteur. Une « république bananière », écrit Jacques Dubois. Quel que soit le terme que l’on choisira, les pouvoirs dictatoriaux se succèdent et imposent les mesures les plus contradictoires aux dépens des intérêts, des goûts et des besoins les plus fondamentaux de la population. Ils finiraient par pourrir la vie essentiellement rurale d’un peuple peu instruit, sans doute, mais qui possède une résilience peu commune. La description de ces régimes offre clairement une satire de la politique qu’ont connue et que connaissent encore nombre de pays, petits ou grands, aux quatre coins du monde. Mais Antoine Wauters y met une bonne dose d’humour, notamment quand il parle de la culture des fraises, pratiquée à l’initiative de Zbadou pour obtenir quelque chose d’immédiatement bon. Bientôt, le président de cette république… bananière écrit : Que les gens veulent vos fraises, ce n’est plus à prouver. Et nous vous en remercions ! Mais ce que nous voudrions, c’est que vous produisiez plus, pour que les fruits de la Habdourga trouvent amateurs partout sur terre !
En outre, une véritable philosophie de la vie s’exprime, souvent de façon discrète, un peu élémentaire, chez plusieurs personnages qu’il s’agisse de Paps ou de Zio, tour à tour tendre et truculent. Les plus simples, les plus incultes expriment avec les pauvres mots dont ils disposent ce qu’ils ont au fond des tripes et leur façon de penser la vie. La sienne, Léonora la communique de plus en plus clairement à mesure qu’elle-même mûrit. Il s’agit d’une réflexion tourmentée et profonde, étonnante chez une adolescente qui, à la fin du roman, a vingt ans.
Des thèmes fondamentaux sous-tendent Pense aux pierres sous tes pas. Il s’agit, entre autres, du bien, et du mal tels que les perçoivent les personnages, d’une forme de justice immanente, fortement présente dans la réflexion de Léonora encore, de la problématique des « genres », qui est comme incarnée par Marcio et Léo, de l’amour entre les jumeaux, certes, mais aussi entre leurs parents, si violents puissent-ils être, entre Zio et sa compagne, sans enfants, de Zio à l’égard de Léo… Il s’agit enfin de la joie, fondamentale aux yeux d’Antoine Wauters : Croyez-moi, c’est à peu près la seule chose que vous puissiez faire de votre vie. Cultivez votre joie. Le reste n’a aucune importance.
Un autre aspect non dépourvu d’intérêt chez notre auteur, c’est la réflexion qu’il mène à propos de l’écriture, singulièrement de sa propre technique d’écriture. Il n’est certes pas le seul écrivain à se livrer à une telle analyse réflexive, ni à en parler. Ce qui frappe chez lui, c’est la précision et la lucidité de sa démarche. Wauters réfléchit longuement à l’emploi d’un mot, à l’utilisation d’un signe de ponctuation, en accord avec le rythme et la musicalité qu’il entend donner au texte. Le choix des termes est dicté par leur signification et leurs connotations mais aussi, et surtout, par leurs sonorités. Le titre du roman dont il est question ici en est un bel exemple. Lorsque son texte lui semble abouti ou presque, il l’imprime et tapisse les murs de la pièce qui lui sert de bureau en y accrochant toute les pages du roman en devenir. « Ainsi, dit-il, je peux prendre un recul qui me donne une vue d’ensemble. Je vois plus facilement tout ce qui ne me convient pas ». Un travail, une recherche, une écoute de sa propre sensibilité, que l’on reconnaît aux fruits portés, sans que le texte en soit alourdi, sans que le lecteur sente l’effort. N’est-ce pas là tout l’art de cet écrivain hors-pair ?
Selon ses goûts, ses centres d’intérêt et sa propre sensibilité, le lecteur découvrira encore bien d’autres facettes de ce récit. Il sera amené à se poser de multiples questions à propos de ce texte étrange, plein de fantaisie. Ce n’est peut-être pas le moindre mérite de ce roman. Gageons qu’à la plupart de ces interrogations, il lui incombera d’apporter sa propre réponse et que d’autres resteront sans réponse. Patience, vous saurez dans le chapitre suivant tout ce qu’il faut savoir. En attendant, il est bon de ne pas savoir. Ce suspens remplace l’éternité.
Bernadette DELCOMMINETTE
A.WAUTERS, Pense aux pierres sous tes pas, Verdier, 2018. (184 p., ISBN -2-86432-987-9)