Seuls les livres les plus fous peuvent nous guérir de la folie du monde. Le premier roman d’Emmanuel Laborie, Martin Martin, est de ceux-là. Franck Fenestre, auteur de cet entretien à la hauteur déjantée du roman, nous offre ici l’occasion de rencontrer Emmanuel Laborie ; à l’heure du “dites-moi tout”, voici enfin des sourires croisés qui en disent long sur la pudeur nécessaire aux auteurs hors-normes et nous révèlent la verve aiguisée où s’escriment les esprits joueurs. Bonnes découvertes !
Franck Fenestre : Bonjour Emmanuel Laborie. J’ai adoré adoré Martin Martin. Du coup je suis doublement ému, et intimidé, comme nous pouvons l’être devant une belle belle chose. Le talent par exemple est intimidant. Des flashes me reviennent : oralité torrentielle, humour cynique, naïf, bédéiste, voyage aux confins de l’irréalité, les pieds dans la vraie gadoue de la quotidienneté. Imaginaire décomplexé. Miam. J’ai peur d’être miamièvre, on est mauvais quand on écrit une lettre d’amour dans un état amoureux. Une telle lettre est en revanche réussie sous le coup d’une émotion froide. Alors Emmanuel, permets-moi d’incorporer le sourcil d’Alain Delon, là-haut sur la pointe circonflexe où on se les gèle, ce pic des neiges émotionnelles. A présent, dans ma froideur Delonienne, j’en viens à ma déclaration-question. Versant nord… Delon(dit le marbrier), le goudron, la misère sociale viennent ancrer le lecteur dans la réalité, la sévérité de la vie. Versant sud… un monde de délire, la liberté d’être et de faire… Ces deux versants apportent un chaud-froid, d’où mes tremblements d’amour. Dis-moi, durant l’écriture de ton roman, le personnage de Martin Martin était-il ton souffre-douceur ?
Emmanuel Laborie : Frère d’esprit, profite de ce printemps déconfinatoire pour te rendre dans un magasin d’ameublement (ou dans un troc, selon tes moyens) afin d’y choisir un canapé désintimidant depuis lequel tu pourrais me rendre un grand service. Celui de regarder Dancing Machine et L’ Ours en peluche jusqu’au bout. Tu m’en rédigerais un commentaire succinct depuis lequel je prétendrais les avoir vus, mes connaissances deloniennes demeurant très vagues sur ces points précis. Espérant ne pas te froisser, celles et ceux à qui j’ai déjà demandé ce service m’ont bloqué sur Facebook.
Pour répondre à ta question, je te dirai qu’à l’origine je voulais écrire un livre sur Bertrand Tavernier intitulé « Ah toi si je t’avais en face ! » puisé dans mes souvenirs d’enfance. Ma mère, inconditionnelle de Philippe Noiret, allait voir tous ses films, deux sur trois étant mis en scène par Tatave. Trop jeune pour rester seul à la maison… tu imagines la suite. Je ne pardonnerai jamais, tu m’entends, jamais à Tavernier de ne pas s’être débrouillé pour réaliser des films interdits aux moins de 16 ans. Je dirai donc que Martin Martin est davantage mon homme de main que mon souffre-douleur. C’est moi qui l’ai envoyé en mission, enfermer Tavernier dans les chiottes, le contraindre à déclarer son amour pour le scénariste du Gendarme de Saint-Tropez, et se faire humilier par Alain Delon. Mûrissant aux confins de l’insignifiance sociale, Martin m’a dit « D’accord, ah oui, d’accord, faire chier Tavernier ça doit être mieux que de laver des containers. »
– Tu es arménien Martin ?
– Non, je crois pas.
– Alors je ne pourrai pas te payer.
Il s’est retiré pour passer un coup de fil (je ne saurai te dire qui) et revenant vers moi m’a précisé « Si pas d’argent, alors des femmes. »
– Tintin, Martin. Entre un bouillon de légume et toi, personne ne fait la différence. Une tranche de pain dur ou une cuillère à soupe pourraient tomber amoureuses de toi, mais je ne ferai guère mieux. Tu sais, je n’ai pas la plume de Philippe Labro. »
La mine accablée de Martin m’accabla doublement, conscient que la vie d’Eléphant Man devait ressembler à celle d’Eddie Barclay, comparée à ce qu’avait vécu ce double Martin. Je me suis entendu promettre, sans savoir comment ni combien. Sans mesurer les conséquences, loin d’imaginer que Martin ferait à deux d’entre elles, des enfants dont je refuse absolument la paternité.
F. F. : Après ma première question aussi longue qu’un film avec Alain Delongue, marquons une pause. C’est quoi ou qui ta pause préférée ?
E. L. : Celle qu’a prise Guy Mardel depuis son dernier album, il y a trente ou quarante ans. A ce sujet, je demanderai peut-être à Martin de retrouver sa trace, pour lui faire « bouh ! » au coin d’une rue. Guy Mardel et Bertrand Tavernier sont les deux tourments de mon enfance. Pardon maman.
F. F. : A propos de BOZON2X, Maison d’éditions avec un grand AIME, le boson de Higgs est une particule de l’atome qui donne de la matière aux molécules. De quel boson de higgs pars-tu quand tu te lances dans l’écriture d’un projet ?
E. L. : Je ne me suis jamais lancé dans quoi que ce soit, ni jamais eu aucun projet de ma vie. Quand des mots me croisent, je les fiche systématiquement à la porte. S’ils reviennent par la fenêtre, c’est qu’ils ont quelque chose à me dire. Mais vite alors, j’ai pas le temps.
F. F. : Ceci n’est pas une question mais si c’était une question tu répondrais quoi, Hmm ?
E. L. : Puis-je répondre par une autre question ? Depuis combien de temps n’as-tu pas vu de chien tourner sur lui-même pour essayer d’attraper sa queue ? J’ai observé ce phénomène dernièrement, à deux reprises. Dans un monde de figures imposées, qui discipline même les clebs, celui qui se laisse pousser la queue pour se la mordre, donne le La de révoltes certaines.
F.F. : Je me suis retrouvé dans ton univers, en tant qu’auteur et quêteur de perception alternative. Ce goût que nous partageons pour une Terre désaxée. Longtemps inexpliqué, je n’en décèle l’origine que depuis peu. Je t’en ferai part un jour quand on se connaîtra à qui mieux mieux. Ton univers n’est pas que décalé, il révèle une franche sensibilité, et à moins que je me trompe, un rejet de la réalité. Depuis l’enfance ou l’écrivance ? N’est-ce pas trop impudique d’en connaître la raison ?
E. L. : Un abus de désaxor, faute d’aimer les carambars ou les fraises gnagnagna. Et là, les deux saltimbanques que je t’ai cité plus haut n’y sont pour rien. Plus sérieusement, je crois dur comme fer que les raisons sont génétiques. On naît désaxé comme on naît Delon, ou Michel D’Ornano (ministre Giscardien dont j’aime citer le nom sans raison particulière). J’ai toujours été convaincu que l’humanité se composait de plusieurs espèces. Un film de Brian Yuzna en fait état. Tant mieux ou tant pis, les désaxés sont encore moins nombreux que les sasquatchs.
F.F. : Tu as choisi un supertitre. Martin est le nom le plus répandu en France. Tous les Martin vont acheter ton livre, soit 34 millions. Multiplié par Martin Martin, ça te fera, si je compte bien, 68 millions de vente. Et encore, je ne compte pas les Martinet, Martinou et Martinataroum. Tu me donnes combien pour cette prophétie ?
E. L. : Même réponse qu’à Martin, pas d’argent, d’après ton nom tu n’es pas arménien. Je peux en revanche me débrouiller pour te présenter les deux filles qu’a eues Jacques Martin avec Cécilia Sarkozy (même si vous ne connaissez pas Jacques Martin en Belgique.) Faute de quoi je t’offrirai l’intégrale de Dean Martin. Everybody loves somebody sometime.
F. F. : Oh Merci ! Ce qu’il me plaît en Martin Martin, en toi, c’est que tu ne t’interdis rien, tu vas où bon tous tes toi se rassemblent, sur le lieu du crime de tes idées qui tuent. Aucune trajectoire narrative prédéfinie, ou un plan millimétré sur papier ?
E. L. : L’écriture n’est pas pour moi un travail intellectuel. C’est un travail manuel comparable à ce que je fais en modélisme ou quand je fais des collages. Des objets fabriqués depuis des matériaux recyclés, comme je recycle les mots. C’est du roman écolo, fait avec ce qui me tombe sous la main, des mots entiers, ou incomplets, que j’assemble pour essayer les faire tenir. Personne n’a jamais décrété que le roman se justifiait par une histoire. Sa raison d’être peut être musicale, dans mon cas ce serait plutôt le free jazz. Elle peut être visuelle, en utilisant les mots indépendamment de leur sens. Les staliniens de la note d’intention me font horreur.
F. F. : Quand tu penches le cou sur ton épaule droite ou gauche (au choix), tu as combien de rides ?
E. L. : Il y a cinq ans je t’aurai donné une réponse chiffrée. Les exercices de gym faciale trouvés depuis sur Youtube me permettent d’affirmer en avoir moins que Josiane Balasko.
F. F. : Ceci est une non-question libre. Quelle non-question aimerais-tu ne jamais entendre ?
E. L. : Je te vois venir, tu me taquines. Tu veux que j’enfonce le clou. Par non-question j’entends Affirmation, du genre « après avoir lu ton roman j’ai eu envie de regarder Coup de torchon, Laissez-Passer et l’Horloger de Saint Paul dans la même soirée, et désormais je me coifferai comme Guy Mardel. » Auquel cas je serais allé demander à ma mère si par hasard elle n’avait pas été la maitresse de Philippe Labro pendant que papa allait usiner.
F. F. : Terminons en bouquet final, par une question big bang ! Si tu étais une chose qui n’existe pas, tu serais quoi ? Hmm ?
E. L. : Une chose d’utilité publique, forcément. Voyons, voyons, laisse-moi réfléchir. J’hésite entre Le pouvoir du peuple, L’indépendance de la justice, La semaine de travail à cinq heures (à condition que ce ne soit pas du matin, lol), ou Dalida à 87ans chez qui j’irais sonner pour lui dire AAAAAHHHH !!! Même si c’est mal de faire peur aux vieilles.
F. F. : Merci Emmanuel. Big M… M… pour la sortie de ton phénoménalivre !
E. L. : Merci à toi Franck. T’es arménien ?
Franck Fenestre pour BOZON2X éditions
Martin Martin
Emmanuel Laborie
251 pages
ISBN : 978-2-931067-04-8
20 euros
À paraître le 05/10/2020